Chroniques vingt-et-unièmes — Les chimères ont la vie dure — 13 décembre 2021


  Les chimères ont la vie dure


Sous  la  grande  verrière  qui  laisse  traverser  un  soleil  pâle,  la  salle  est  chauffée  à  blanc.  Neuf « personnalités », dont Jacline Mouraud, « figure des gilets jaunes », qui a annoncé qu’elle ne serait pas « candidate populaire » malgré ses intentions initiales, et Jean-Frédéric Poisson, ancien protagoniste de l’élection de 2017, se sont succédé en vedettes américaines. Les drapeaux fendent l’air saturé de sarcasmes et d’appels à la résistance contre l’ostracisme des télés et des radios, l’atmosphère est à la consécration d’un âge nouveau, d’une renaissance. Peu importe les échauffourées à l’extérieur.

Les équipes d’Éric Zemmour n’ont pas lésiné sur les moyens. C’est le hall 6 ouvert en 1990 qui a été choisi, le deuxième en taille du complexe d’expositions de Villepinte, avec ses 47 654 mètres carrés, sa « magnifique verrière », son « parking VIP », « idéal pour les grands meetings politiques », son salon d’honneur et sa vingtaine de bureaux.

Les organisateurs annoncent 15 000 personnes présentes, et les regards de ces personnes, ainsi que les caméras des 400 journalistes accrédités sont braqués sur l’arrivée du désormais candidat officiel.

Celui de Jean-Bernard suit la même direction. Il ne sait pas vraiment pourquoi il se trouve ici. Pour voir ? Pour se construire une opinion face au réel ? Pour échanger avec son ex-collègue Cyprien, colonel à la retraite comme lui, qui l’a entraîné jusqu’ici ?

 L'orateur, qui sur la tribune masse son bras endolori par l’étreinte d’un trublion, se plaint de ses adversaires qui veulent sa « mort politique » et des médias qui ne cherchent que sa « mort sociale », dénonçant la « meute à ses trousses ».

Et puis cette colonne qui se détache d’un rang à l’arrière, dix personnes arborant un tee-shirt antiraciste. Ils crient mais l’interruption est de courte durée, les coups commencent à pleuvoir, les chaises à voler. C’est plus qu’une tension, c’est comme un ressort qui libère l'énergie accumulée par les discours vengeurs. Une mêlée de rugby sans les bonnes manières. Et Jean-Bernard qui se penche sent ses forces le quitter : à dix mètres devant lui, Quentin, l’un des perturbateurs, a roulé à terre. Quentin qu’il n’a pas vu depuis deux mois, dont il se demandait s’il continuait ses cours d’arts du spectacle à Nanterre. Quentin qu’il sait de tous les combats, défenseur émérite de tous les « sans », des sans-papiers, des sans-abri, des sans-soins, des sans-fac qui campent au milieu de la sienne.

Il ne s’attendait pas à rencontrer son fils en de telles circonstances. Il faut croire que quelque chose s’est mis en travers dans l’éducation qu’il a voulu lui donner pour qu’ils se retrouvent ainsi aux antipodes d’un système. Il s’interroge sur ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait. Le mal serait moindre s’il accompagnait Quentin dans ses luttes ou si celui-ci se rangeait à ses idées. Ils se poseraient alors en compagnons fraternels dans des batailles perdues d’avance. Ce serait l’occasion d’échanger sur les souffrances du temps qui ne sont pourtant que la suite des souffrances éternelles qui traversent les âges depuis toujours, parce que l’homme ne peut vivre sans souffrances, depuis que dans son cortex une étincelle de lucidité miraculeusement issue d’une réaction physico-chimique inédite, un jour particulièrement radieux du paléolithique inférieur, un, deux ou trois millions d’années avant le présent, a fait prendre conscience à un certain homo, habilis ou ergaster, ou peut-être même un australopithèque, de son existence, et aussitôt, comme une fulgurance, de l’étrangeté et de l’absurdité de la vie qui se fraie un chemin d’un néant à un autre ; et c’est ce qui sublime cet homme, le transporte, lui donne une porte de sortie dans un horizon qui recule à l’infini.

Tumulte et multitude. La violence réclame son dû ; elle va l’obtenir ; en face, la défense est si faible. Quentin cache de ses mains son visage où s'épanouit une fleur de sang. Jean-Bernard voudrait se précipiter de toutes ses forces, un mur de bras l’en empêche. Le service d’ordre, sans doute peu aguerri, est dépassé, les « ultras » ont déjà la situation en main, les perturbateurs sont poussés ou traînés vers l'extérieur, salués par des claques entre deux rangs de supporters. Les globules blancs éliminent les corps étrangers. 

La foule se calme, c’est le retour à marée basse, à l’étiage. La liberté d’expression est vidée de son sens, on ne sait plus de quel côté se trouve la démocratie, elle en prend un peu à son aise. Demain, ce sera le dialogue de sourds entre ceux qui sont venus « manifester pacifiquement » et ceux qui se sont « sentis agressés ». Quel objectif poursuivait Quentin ici ? Dans quelle galère s'est-il fourré ?

Jean-Bernard n’a plus qu’une aspiration, retrouver lui aussi le parvis. Sans Cyprien qu’il aperçoit derrière lui applaudir à tout rompre les dernières paroles de Zemmour qui continue son discours.

Il  a  du  mal  à  retenir  les  idées-forces  de l’orateur,  en  dehors  de  considérations  vagues  comme  « chasser dans les écoles le pédagogisme, l’islamogauchisme et l’idéologie LGBT », retirer les allocations sociales aux étrangers, ou extraire la France de l’OTAN.

La fraîcheur le surprend devant l'immense bâtiment. Entre-temps, Mélenchon a parlé à la Défense. Lui préconise un « grand coup de massue fiscal » pour sortir le pays hors de l’eau. 

Chacun sa méthode. Depuis Charlemagne, les redresseurs de France n’ont jamais baissé la garde, chaque époque en a fait émerger de nouveaux pour sauver un royaume, puis une république qui n’arrête pas de s’enfoncer. Ils poursuivent le rêve flamboyant d’une nation étendant son hégémonie, réduite aujourd’hui à ses dimensions intellectuelle et moralisatrice, sur un monde désemparé par un « capitalisme triomphant » et le « recul des valeurs universelles ». 

Les chimères ont la vie dure.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

13 décembre 2021

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