Chroniques vingt-et-unièmes — La fébrilité du temps — 6 décembre 2021


 La fébrilité du temps


Une  semaine.  Il  n’a  fallu  qu’une  semaine  pour  que  le  nouveau  variant   du   coronavirus,   le  « Omicron », emplisse les flashs des télés et des radios, s’incruste dans les éditions spéciales, et, par voie de conséquence, dans les têtes. Uniquement parce qu’il contient un grand nombre de mutations (vingt-trois, essentiellement sur la protéine dite « Spike »). Pourtant, on ne sait pas grand-chose sur les effets de ce variant, c’est peut-être même notre chance. On le dit cinq fois plus contagieux que le Delta mais imaginons qu’il soit beaucoup moins virulent, qu’il ne provoque que petites larmes et picotements. Il pourrait ainsi prendre la place de tous les autres variants en se transformant en simple rhume, tuer le mal par le mal en quelque sorte. C’est le caractère optimiste de Xavier qui le pousse à se saisir de ce scénario de rêve.

—  Tu penses à quoi ? lui demande Émeline

—  À rien, à des bêtises, comme d’habitude…

Ils sont tous les deux calfeutrés dans la cuisine. Le temps se refroidit depuis quelques jours, la neige s'apprête à tapisser les plaines, c’est le retour d’un automne normal, humide et glacial, quelque chose d’oublié depuis plusieurs années.

—  Je vois. Tu as parlé à Ludivine ? Elle semble aller un peu mieux ces temps-ci, être moins anxieuse… Je crois que fréquenter le Liber Circulo lui fait du bien.

—  Reprendre ses cours lui ferait aussi du bien…

—  Attendons encore.

—  Liber Circulo. Le club du fameux professeur Marcus, de cet original…

Elle ne sait pas pourquoi, Xavier a toujours conservé ses distances vis-à-vis de Marcus, qu’il n’a pourtant jamais rencontré. Elle répond calmement : 

—  Pas si original, il est astrophysicien, il enseigne à Jussieu, et il est fou de littérature à ses heures… Ludivine m’a dit que la discussion s’est légèrement enflammée lors de la dernière séance. Marcus hésitait entre présenter Le voyage dans l’Est de Christine Angot et La plus secrète mémoire des hommes de Mohammed Mbougar Sarr, qu’il a choisi finalement, et on lui a demandé, Ludivine en tête – tu la connais –, pourquoi il écartait Angot. Comme si l’inceste était un sujet dont on ne devait pas parler.

—  On parle beaucoup de ces sujets en ce moment, tous ces problèmes de sexe, peut-être un peu trop…

—  Tu penses à Hulot ?

—  Entre autres. C’est un bon exemple, lui qui a été longtemps la personnalité politique préférée des Français, et qui d’ailleurs l’était encore en début d’année. On brûle ce qu’on a adoré, on le juge et on l’exécute avant même qu’il ait été entendu par un magistrat. L’affaire provoque aussi des vagues chez les Verts, on s’aperçoit à l’occasion des dissensions qui existaient entre Yannick Jadot et son porte-parole Matthieu Orphelin. En fait, comme Gabriel Matzneff, comme Georges Tron, Olivier Duhamel, Pierre Ménès, Patrick Poivre d’Arvor et Richard Berry, ou même l’archevêque de Paris qui vient de démissionner parce qu’il aurait entretenu en 2012 une « relation ambiguë » avec une femme, il tombe au champ du sexe…

—  Eh ben, en voilà une expression ! s’esclaffe Émeline. Elle sent que son mari va s’emporter.

—  Oui, oui, aujourd’hui, côté sexe, on ne passe plus rien. Le sujet devient gênant, inconvenant, d’un autre âge presque, alors même que les sites pornos n’ont jamais été autant regardés. On préfère le sexe virtuel. Quelle hypocrisie ! Ce qui était considéré comme des actes douteux restant cachés éclate maintenant au grand jour. On déballe tout, y compris le fait d’être simplement l’objet d’attentions. Par exemple, Aurélie Filippetti se plaint d’avoir reçu des avances de Jérôme Cahuzac et d’avoir été sanctionnée pour les avoir refusées. Je ne me suis pas penché sur le cas Hulot – on dit à présent qu’il était connu pour ses blagues lourdes vis-à-vis des femmes, et qu’il « draguait tout ce qui bougeait » – mais dans certaines affaires, comme celle de Poivre d’Arvor, on trouve la notion d’emprise. Petit à petit, la définition du viol a changé. Un acte sexuel pratiqué sous emprise peut être qualifié de viol. C’est quoi l’emprise ? C’est lorsque l’un des deux participants à l’acte, l’homme généralement, abuse d’une situation dominante, d’un statut, ou du moins est supposé en abuser. Ça me gêne, car, insidieusement, de fil en aiguille, il faudrait que les deux personnes aient un statut absolument identique pour échapper à l’accusation. Par exemple, un cadre ne pourrait pas faire l’amour avec une employée, qu’elle soit ou non de la même entreprise, sans risquer ensuite d’être traîné en justice. On pourrait ainsi arriver à une société de classes, comme en Inde.

—  N’exagérons pas. Est-ce que tu penses à la vie de toutes ces femmes agressées ?

—  D’accord, elles ont été agressées, mais ce qui me m'ennuie, c’est qu’on ignore maintenant la prescription. 

—  Ne me parle pas de prescription pour ce genre d’affaires !

—  Mais si, je vais en parler… Dans certains cas, les faits ont été commis il y a vingt ans ou trente ans. La prescription, il me semble, correspond au pari qu’un individu, même s’il est l'auteur d'un crime, peut, à la longue, évoluer. On ne se comporte pas de façon semblable à vingt, quarante ou soixante ans. C’est ça l’expérience de la vie, on apprend… Pour les crimes sexuels, on a tendance à considérer qu’on ne peut pas changer et qu’il ne devrait pas exister de prescription. On est beaucoup plus tolérant pour les crimes de sang…

—  Ça se discute. Mais tout ne remonte pas à vingt ou trente ans. Regarde pour Zemmour, c’est beaucoup plus récent…

—  Ah ! Zemmour, s’écrie Xavier, il ne manquait plus que lui ! C’est vrai, il est accusé d’agressions sexuelles, mais chez lui, les affaires s’enchaînent. On a beaucoup commenté son doigt d’honneur, et maintenant c’est sa vidéo d’annonce de sa candidature où il aurait bafoué les droits d’auteur et le droit à l’image. C’est sa façon de faire campagne : qu’on parle de lui. Mais sa réaction dans la voiture en dit long sur la manière dont il se comporterait s’il était président, même si après il a reconnu que c’était un geste « fort inélégant ». Dans la fonction présidentielle, il est indispensable de gérer ses pulsions. Je me demande ce qu’en pense Sébastien qui veut voter pour lui…

—  Tu as raison, ce n’est pas la peine d’en parler davantage, conclut Émeline. Je change de sujet mais je suis inquiète pour Ajna. C’est une Kurde que j’ai aidée ces temps-ci et dont je n’ai plus de nouvelles. Hamid qui la connaissait un peu m’a dit qu’elle est partie sur Calais, évidemment pour tenter sa chance. Il a reçu un coup de fil il y a une semaine et depuis, plus rien. Elle était contente d'avoir trouvé une filière de passage, je ne te fais pas un dessin… J’espère qu’elle ne fait pas partie des vingt-sept migrants retrouvés morts.

—  Les migrants, je ne vois pas comment sortir de cette situation. On a les propositions les plus loufoques. Xavier Bertrand voudrait les transporter par ferry vers l’Angleterre pour faire pression sur Boris Johnson. Mais ce serait un acte de guerre ! On aurait en face de nous la Royal Navy ! Est-ce qu’il souhaite faire comme Loukachenko à la frontière polonaise ?

La bouilloire se met à siffler sur la plaque électrique, le bruit rapetisse l’espace et couvre les dernières paroles. Émeline se lève, se saisit de l’ustensile et prend un sachet de thé. La conversation semble close, le chuintement de la bouilloire s’estompe, un silence teinté du vent qui à l’extérieur fait onduler les cimes s’installe, elle regarde son mari, incrédule qu’il se soit ainsi tu. Il paraît fatigué, les yeux égarés dans le vague, peut-être de cette semaine où l’on a rebattu les oreilles de chacun avec le Black Friday, un moment qui inaugure la fièvre d’achats de Noël.

Décembre. Pour beaucoup, une parenthèse de bien-être, où parents vont remuer les vieux souvenirs, leurs vieux souvenirs, pour essayer d’en transmettre d’autres à leurs enfants

Une parenthèse sans doute nécessaire pour affronter la fébrilité du temps.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

6 décembre 2021

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