Chroniques vingt-et-unièmes — Demain attendra — 27 décembre 2021


 Demain attendra


La « magie de Noël ». Ou « l’esprit de Noël ». Des termes consacrés, dans toutes les bouches, sur toutes les affiches. Cette magie plane sur les rues croulant sous les guirlandes et les illuminations, dans les vitrines saupoudrées de neige artificielle où s’ébattent ours blancs et rênes presque plus nombreux qu’en Laponie. Elle s’exprime dans les chants de Noël aux notes anglo-saxonnes, dans les bonhommes rouges facétieux, sous les pas sautillants des bambins dont les désirs secrets se confondent soudainement à la réalité. Sous les sapins et dans les bars. Malgré les coups de canifs chaque année des radicaux-laïques, la tradition se maintient, elle aurait même tendance à s’amplifier, portée farouchement par la jeune génération.

Dans cette magie perce la nostalgie. De l’enfance qui s'est effilochée, dix années entre l'instant où l’on se rend compte de ce que l’on est et celui où l’on ne veut plus être ce que l’on fut, dix petites années qui laissent aux parents le sentiment d’un paradis perdu trop vite.

On en a besoin de cette nostalgie, de cette pause, de cette respiration, de cet entracte, de cet entre-deux, de ce break, de ce temps de suspension, de cette trêve hivernale, dans un monde qui semble parfois s’effondrer sur lui-même avant de tourbillonner davantage.

Un moment qui permet d’oublier la répression en Birmanie et au Soudan, les bruits de bottines à la frontière russo-ukrainienne, l’instauration de l’ordre communiste à Hong Kong, le déploiement de l’organisation Wagner au Mali, la vague migratoire qui ne reflue pas, la déferlante du variant omicron assortie du  délitement se la société annoncé pour janvier, l’allocution déchirante de la reine Elisabeth, l’appel pressant du pape à retrouver notre humanité…

Se détache heureusement dans cette ambiance fuligineuse le lancement réussi du télescope spatial James-Webb, le « lancement du siècle » après dix ans de retard et onze milliards de dollars déversés pour le projet, mais pour un enjeu considérable, la recherche de nos origines, ou, pour être précis, celles de l’Univers, au plus proche du Big Bang. Parcourant une orbite héliocentrique à un million et demi de kilomètres de la Terre, il va s’atteler à la tâche grâce à son miroir primaire de six mètres et demi de diamètre et sa vision aiguisée dans l’infrarouge, capable aussi de déceler des conditions propices à la vie organique dans l’atmosphère d’exoplanètes lointaines. Un pas de géant dans l'aventure spatiale qui n’a suscité que peu de commentaires parmi les médias tout occupés à cultiver la nostalgie de Noël.

Le terme de nostalgie est relativement récent, pas plus vieux que la fin du XVIIe siècle, et on le doit à Johannes Hofer. Il ne savait pas, Johannes Hofer, fils d’un pasteur de l’Église réformée calviniste, étudiant en médecine à Bâle, élève de l’éclectique et apprécié conseiller des princes Theodor Zwinger, que le mot qu’il avait inventé à partir du grec (nostos = retour ; algos = douleur), littéralement « la douleur dans l’attente du retour », connaîtrait cette postérité, du moins pas celle qu’il attendait. Ce fut son acte de gloire, par lequel on retint son nom, avant de suivre la route aride de bourgmestre de la ville de Mulhouse, la terre où il naquit, petite république depuis 1347 qui préféra rejoindre la grande en 1798. Dans sa thèse de 1689, dans sa Dissertatio curiosa-medica, de nostalgia, vulgo : Heimwehe oder Heimsehnsucht, l’aspirant carabin s’intéresse à la souffrance de la soldatesque, à ces hommes privés de leur mère patrie, après des mois d’absence. C’est cette douleur que désigne alors la nostalgie et que l’on appellerait aujourd’hui en termes poétiques le « spleen », ou plus communément la déprime ou le vague à l’âme, et qui n’est autre que le « mal du pays ou le désir de rentrer à la maison ». Heimwehe oder Heimsehnsucht, justement !

Mais la nostalgie, ce n’est plus ça, elle n’est plus ce qu’elle était, si on peut dire. Au fil des siècles, elle a changé de visage, s’est teintée de romantisme, la définition glissant doucement, selon un processus naturel d’érosion du langage, vers la mélancolie, et pour finir le sentiment de perte de ce qui a été, avec l’ardent besoin de revivre un temps qui fut et qui n’est plus.

Mais précisément, et par bonheur, ce qui fait la magie de Noël, c’est que le temps qui fut un jour revient régulièrement chaque année pour chasser les pensées funestes, au moment où la Terre, en passe d’atteindre son périhélie et suivant scrupuleusement le plan de l’écliptique dans le sens antihoraire, va virer derrière le Soleil à la vitesse presque constante de trente kilomètres par seconde.

Cette superbe mécanique est peut-être la magie que l’on ne voit pas, qui ne pourra qu’inspirer la nostalgie si par un mauvais coup du sort elle se déréglait.

—  Tu parais soucieux, demande Thomas à son père Marcus en déposant sur la table chamarrée le boudin blanc aux morilles nappé de compote de pommes.

—  Quelques idées noires qui me traversent l’esprit, parfois, juste pour me faire apprécier la valeur des moments précieux passés avec toi…

—  Alors, ça, c’est le plus beau des cadeaux !

Il reste quelques instants à vivre avant minuit, dans la magie de Noël. Demain attendra.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

27 décembre 2021

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