Chroniques vingt-et-unièmes — Savoir ce qu’on ne veut pas — 29 novembre 2021


 Savoir ce qu’on ne veut pas


La prochaine séance du Liber Circulo approche. Le professeur Marcus hésite, c’est à lui de choisir une œuvre pour le club littéraire. Il pourrait présenter un classique, un monument de l'écriture, ou bien coller à l’actualité récente du moment en s’intéressant à un prix de la rentrée.

Pour ce qui est du monument, il a pensé un temps à revisiter cette œuvre colossale, Germinal, dont la force évocatrice du monde de la mine est sans égal. Mais, pur hasard, il a été devancé, pris de court, par une série à la télévision qui en porte le nom. Cette précision est importante car Marcus, même en fouillant dans sa mémoire issue des lectures d’adolescent, n’en a pas reconnu la violence, à moins qu’il n’ait pas su détecter ce qui était inscrit entre les lignes.

C’est effectivement « du Zola », selon l’expression consacrée, mais du Zola puissance dix, éminemment dramatique, noir, sur fond de lutte des classes exacerbée. Les scènes sont bien tournées, les acteurs y jouent juste. Mais même si la trame est globalement respectée, le réalisateur, David Hourrègue, avec un certain sens de l’anachronisme puisque l’action se situe dans les années 1850-1880, y convoque dans les interstices toutes les turpitudes du siècle suivant : intimidations, escadrons de la mort, exécutions sommaires, sabotage… On n’y rencontre qu’ouvriers harassés et affamés, touchants d’humanité, porteurs d’une morale universelle, s’opposant à des patrons lubriques et pervers, dont le principal représentant, le personnage Philippe Hennebeau, responsable local de la compagnie, ne voit dans toute cette agitation sociale que du « jeu ». C’est un chant révolutionnaire, façon Potemkine d’Eisenstein. La dernière image, où tous les mineurs ont le poing levé, est d’ailleurs très parlante. 

Pourtant l’auteur bien connu de J’accuse, champion du naturalisme, était loin d’être un révolutionnaire. Après des débuts difficiles, il vivait très bourgeoisement entre Paris et Médan, partageant son affection entre sa femme Alexandrine et sa maîtresse Jeanne. Même s’il fut engagé, c’était un observateur, un clinicien de l’écriture. Dans Germinal, il a cherché à décrire méticuleusement l'univers de la mine et ses inévitables conflits. Le tableau d’un secteur d’activité particulier, comme il a pu le faire dans les autres romans des Rougon-Macquart avec La Bête humaine pour le chemin de fer, L’Assommoir pour la condition misérable du peuple, Au Bonheur des Dames pour les grands magasins naissants, La Terre pour le monde des campagnes, La Débâcle, L’Argent, Le Ventre de Paris, etc.

Donc, laissons Germinal. Trop de risques de lancer un débat en écho avec les luttes actuelles.

Et les prix de la rentrée ?

Le  quartier   Saint-Germain   s’est  agité  début  novembre,   ce  lieu   qu’Éric  Orsenna   appelle   la  « Principauté », ce lieu des « Big five » : Gallimard, Flammarion, Seuil, Stock, Actes Sud. S’y est jouée la saison des prix littéraires, une parenthèse que Marcus attend chaque année avec impatience.

Les distinctions ont commencé avec l’attribution du Femina à la journaliste Clara Dupont-Monod pour S’adapter. Un livre qui traite de l’intégration d’un enfant handicapé dans une famille, un livre qu’elle veut dédier à tous ces enfants « différents » (ils seraient selon elle 12 millions en France) et leur fratrie. Membre de la prestigieuse dynastie Monod, chroniqueuse et elle-même éditrice, plus habituée des romans historiques, elle s’est lancée avec une plume intense dans ce sujet de société, un pari qui n’était pas gagné à l’avance, un pari loin d’être osé, mais un pari réussi.

Le Médicis a ensuite récompensé Christine Angot pour Le voyage dans l’Est, un nouvel opus après L’Inceste, Une semaine de vacances et Un amour impossible pour exorciser ce qu’elle a vécu dans sa jeunesse. Un thème majeur chez l’écrivaine, qu’elle place au centre de son œuvre, mais Marcus se demande si une œuvre, justement, ne peut se construire que sur un traumatisme. Il y a bien sûr ses autres romans, scènes des jours ordinaires, avec ces amours inconditionnels qui partent en quenouille, ces descentes dans l’enfer des proches, sa retenue pour s’engager, sa peur que la vie ait une fin, le conformisme des années 60, les rumeurs de comptoir, son ambition d’être une chercheuse de vérité, une découvreuse de mesquineries… mais il y a toujours en filigrane son drame personnel.

Le Grand prix du roman de l’Académie française est allé, lui, à François-Henri Désérable, déjà remarqué pour Un certain M. Piekielny, qui a signé Mon maître et mon vainqueur, titre emprunté à Paul Verlaine, qui traite du sujet intemporel du trio amoureux et de passions déçues. L’Académie a apprécié et le public appréciera sûrement, se reconnaissant sûrement dans ce qui forge la trame secrète d’une vie.

Amélie Nothomb, dont la soif de noircir les pages est inextinguible, a été comblée en recevant le Renaudot pour Premier sang. Une médaille de plus après le prix de l’Académie française qui lui a été décerné en 1999 et qui la fait connaître pour Stupeur et tremblements. Ce livre est presque une autobiographie, un hommage, dans les pas et la tête de son père, diplomate décédé récemment, une tentative de reconstituer ce qui a précédé sa naissance, mais aussi une façon de faire son deuil car « il ne faut pas sous-estimer la rage de survivre », a-t-elle écrit.

Et  puis  celui  qu’on  attend  toujours  avec  émotion,  qui  bouscule  une  carrière, le Goncourt. Le jury réuni chez Drouant a  primé  cette  année  La plus secrète mémoire des hommes,  ouvrage  jugé « cérébral » et « vibrant de sensualité », du Sénégalais Mohammed Mbougar Sarr, lancé par son texte sur la piste d’un autre roman, Le labyrinthe de l’inhumain, au destin tragique. Des récits emboîtés sur fond de colonialisme et désirs d’écrivain. L’auteur, seulement âgé de 31 ans, a réussi une performance.

Difficile de choisir. Marcus a envie de passer son tour, mais ce serait une sorte de démission contraire à toutes ses convictions. Il existe cependant des choix plus difficiles à faire, c’est ce qui lui apporte le club : se poser des faux problèmes pour en oublier les vrais. Il rit intérieurement. Pourquoi ne pas demander l’avis de Ludivine ? La jeunesse a l’avantage de savoir ce qu’elle ne veut pas. Et lui ne sait pas ce qu’il veut pour la prochaine séance.

Il reste deux jours pour réfléchir. Avec de la volonté, il trouvera.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

29 novembre 2021

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