Chroniques vingt-et-unièmes — Un pays étrangement immobile — 4 octobre 2021


 Un pays étrangement immobile


Une certaine fébrilité habite les couloirs de Jussieu en pleine période de rentrée universitaire. On cherche à résoudre l’éternel problème de locaux. Car les généreux résultats du bac poussent, année après année, de plus en plus de candidats en licence. Heureusement, le professeur Marcus laisse ces tâches ingrates à d’autres, absorbé qu’il est dans son bureau à faire le point sur les doctorants qu’il supervise. Certains n’ont plus donné signe de vie depuis des mois, ayant peut-être rejoint, sous la pression de l’épidémie, d’autres sphères de préoccupations.

Il ignore si cette rentrée universitaire sera paisible ou non, mais il pencherait plutôt pour un calme relatif.

Comme un exercice de folklore imposé, la rentrée en France obéit à une tradition ancrée. Depuis son enfance, dans la touffeur de l’été, il entend avec une stupéfiante régularité annoncer un « automne chaud ». Celui-ci, in fine, l’est plus ou moins, et l’événement, se reproduisant avec une telle constance, ne relève plus de la prédiction, mais de la routine.

On observera certainement quelques pointes de contestation en cette période électorale – c’est dans la nature des choses – mais il ne croit pas à l’ultime « grand soir » si souvent vanté comme le dernier remède au mécontentement général.

Ce mécontentement général constitue pour lui un mystère, l’État, par son incapacité chronique supposée, étant communément assimilé à l’empire du Mal. Et cela face à un secteur privé considéré comme diabolique. Que comprendre à cette contradiction ? 

Mais Marcus est astrophysicien, donc un scientifique – il pense du moins en posséder la rigueur. Et il lui reste quelques notions d’économie.

Selon lui, on peut raisonnablement admettre qu’il existe une corrélation entre pression fiscale, recours à la dette et qualité des services publics. Une équation simple mettant en jeu trois inconnues.

Ainsi une faible pression fiscale et un recours nul à la dette devraient entraîner une piètre qualité des services publics.

Inversement, une forte pression fiscale ou un large recours à la dette devrait se traduire par des services publics de qualité.

Mais notre pays – encore une déclinaison de ce qu’on appelle « l’exception française » – s’éloigne, lui, totalement de ce modèle, donnant l'impression de se situer sur une exoplanète. On y associe une très forte pression fiscale, un recours important à la dette (un quart à un tiers du budget de l’État selon les années) et une insatisfaction générale vis-à-vis des services publics. Les manifestations diverses le montrent, elles ont toujours pour objectif d’obtenir plus de moyens : pour la santé, pour la justice, pour les prisons, pour la police, pour l’éducation, pour le logement, pour les réfugiés, pour la lutte contre la pauvreté… Comme si l’argent méticuleusement récolté par une administration des impôts efficace et pointilleuse s’évaporait vers des horizons lointains.

C’est une interrogation permanente pour Marcus, un paradoxe qu’il a renoncé cependant à comprendre, plus enclin à chercher un sens dans le ballet des étoiles que dans les pauvres vicissitudes terrestres. 

Pourtant, il votera lors de la prochaine élection dans six mois. Car l’histoire, émaillée de combats pour conquérir ce droit, lui commande de le faire. Mais sans conviction, sauf celle que rien ne changera, non parce qu’il pense que tous les candidats se valent, mais à cause de l’amer constat que depuis quarante ans les politiques se partagent entre vendeurs de rêves et promoteurs de réformes. Le rêve reste par définition dans le domaine du rêve, et les réformes, dès la moindre tentative de les mettre en œuvre, apportent l’insurrection et leur suspension, voire leur abandon. C’est ainsi que le pays, sans cesse traversé par la tentation du bouleversement total et salvateur, reste étrangement immobile dans un monde qui n’a jamais évolué aussi vite. Qui se souvient par exemple que dans les années quatre-vingt la Chine quémandait des prêts de quelques centaines de millions de dollars auprès du FMI et des États occidentaux pour acheter des produits de première nécessité, alors qu’elle se pose à présent en créancière de la planète ?

Est-ce cet immobilisme qui explique qu’un tiers des Français ont ressenti une « détresse psychologique » durant le confinement, 45 % des salariés la subissant encore aujourd’hui ? C’est certainement plus qu’au Mali, en Afghanistan ou en Birmanie, où d’ailleurs aucun sociologue, s’il en existe, ne songerait à se lancer dans un tel recensement.

Pris dans ses rêveries, Marcus a négligé de consulter sa montre, ses nouveaux étudiants doivent s’impatienter dans l’amphi. Il attrape vivement son manteau, son chapeau de feutrine noire et son écharpe rouge, puis range son pessimisme dans un coin de son cerveau et fonce dans le couloir. 

Il ne les connaît pas vraiment, ces étudiants, mais il compte bien rencontrer chez eux quelques espérances.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

4 octobre 2021

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