Chroniques vingt-et-unièmes — À méditer — 25 octobre 2021




 À méditer


Deux semaines, déjà. Deux semaines depuis cette pause bienvenue dans une rentrée qui se cherche, entre peur d’une cinquième vague et crainte d’une agitation sociale, d’une nouvelle flambée des gilets jaunes, même si l’histoire, à qui on semble attribuer un sens, repasse rarement par des chemins identiques. Une rentrée qui bruisse des dernières rumeurs de campagne présidentielle, des derniers sondages, des derniers faits divers, de l’hospitalisation de la reine d’Angleterre, et de quelques événements internationaux, comme le récent coup d’État au Soudan, un virus d’un autre type qui se répand à vitesse rapide, après ceux de Guinée, de Tunisie, du Mali et de Birmanie

La pause en question, c’était à Blois lors des Rendez-vous de l’Histoire, une manifestation annuelle qui mobilise une grande partie de ceux qui comptent en France  comme  historiens,  économistes  ou  simplement  intellectuels.  Le  bilan  est impressionnant : 1 000 intervenants ayant pris place dans 400 débats et conférences, un salon du livre attirant 300 auteurs en dédicace, 50 films, le tout pour 40 000 festivaliers dans une ville à la population à peine supérieure.

Il en reste pour Thomas un kaléidoscope de sensations, de découvertes, de fulgurances qu’il aimerait partager avec son père Marcus pour le distraire de sa passion des étoiles.

Et ces quelques jours l’ont aidé à faire redescendre la pression, lui qui a obtenu son premier poste dans un lycée de l’Essonne, avec à la clé beaucoup de transport puisqu’il réside à Saint-Ouen, et déjà de la fatigue. Mais il est habité du désir de transmettre, en tant que professeur, ces petits morceaux d’histoire, que chaque élève retiendra – ou ne retiendra pas – à sa façon.

C’était la deuxième semaine d’octobre. Lors de la soirée d’ouverture où il s’était inscrit, le mercredi, on a cogité sur le « travail de demain », en compagnie notamment de Muriel Pénicaud, bien placée pour en parler en tant qu’ex-ministre de la fonction, auteure d’un essai, Pousser les murs, où elle dévoile sa vision pour surmonter les obstacles sur lesquels butte notre société. On a entendu que les jeunes seraient plus dans « l’usage » que dans la propriété et qu’on s’orienterait vers un mixte entre présence et télétravail ; qu’un emploi sur deux va disparaître ou se transformer d’ici dix ans (un phénomène récurrent depuis cinq décennies) ; que le niveau des emplois qualifiés monte mais que celui de tous les autres baisse, en particulier avec l’explosion de l’ubérisation et des plateformes de logistique. Avenir sombre ou rose, donc, selon la manière dont on le saisira.

Le gros des travaux commençait le lendemain. En  ce  début  de  jeudi,  une conférence  pour  lui  sur  le « chantier cathédral, lieu de travail au Moyen Âge », une  aventure  hors-norme  dans  l’histoire  des  hommes,  illustration  d’une démesure assumée, une tentative d’élévation dans une époque – même  si  elle  fut  un  moment  d’expansion  démographique  et  de  développement  économique – ravagée par l’instabilité et la violence quotidienne.

Le temps d’avaler un sandwich, une table ronde a suivi sur le danger des GAFA qui en sauraient plus que l’INSEE sur les Français. Sans doute une vérité, encore que les informations détenues par les géants du numérique soient beaucoup plus destinées à déclencher la pulsion d’acheter qu’à d’autres fins. On y a discuté sereinement, et dans une pure tradition franco-française, de ce problème, avec en conclusion l’unanimité pour réguler drastiquement, voire démanteler ces entreprises perçues comme des menaces pour la démocratie (on a bien sûr évoqué l’affaire Cambridge Analytica). En ignorant benoîtement les BATX qui sont les équivalents chinois des GAFA américains, en oubliant aussi que démanteler les GAFA reviendrait à donner un avantage inédit aux BATX issus d’un État qui les considère plutôt comme un outil de conquête du monde. L’Europe qui régule, qui ne possède aucun concurrent dans ce domaine, n’arrive-t-elle pas après la bataille ?

Et ensuite une autre table ronde avec comme thème central le revenu universel. Une façon pour Benoît Hamon, présent, d'émanciper les travailleurs qui, forts d’une allocation minimale, seraient moins en position de faiblesse pour négocier avec les puissants. Et pour d’autres d’intervenants le moyen de concrétiser la devise de liberté de la République. On y a beaucoup évoqué les « trous dans la raquette » sociale sans s’émouvoir du fait que dans la majorité des pays de la planète, ainsi que l’a fait remarquer une auditrice, on ne parle jamais de « trou » puisqu’il n’existe même pas de raquette.

Le vendredi, jour suivant, Thomas a attaqué très tôt en assistant en direct à des émissions de France Culture où l’on a parcouru l’histoire de l’humanité au labeur avec Dominique Méda et James Suzman (anthropologue sud-africain) rappelant que la sédentarisation du néolithique a enclenché l’engrenage de la production et de la consommation. Il  y  a  aussi  écouté  Zrinka  Stahuljak,  croate,  professeure  à  l’Université  de  Californie,  qui  dans  un  livre  récemment  paru  retrace  la  vie  des « fixeurs » au Moyen Âge, ces supplétifs (interprètes, guides, chauffeurs, négociateurs…) sans qui aucune armée ne saurait agir en terrain inconnu. Propos passionnants d’une femme qui fut elle-même fixeuse en pleine guerre civile dans l’ex-Yougoslavie des années 1990.

Dans la foulée un nouvel entretien avec Dominique Méda sur le « travail pour demain », qui s’est inquiétée de la « tacheronisation » et de la « plateformisation » des emplois, sources d’une perte de sens, et qui se prononce pour une post-croissance, un terme sans doute plus soft que de parler de décroissance. Et qu’en pensent la Chine, l’Inde, les États-Unis ou le Brésil ?

Et après le déjeuner, une table ronde pour savoir comment « d’Athènes au Brésil, l’esclavage a façonné le travail », c’est-à-dire depuis la Grèce ancienne jusqu’à l’époque moderne. Au passage, Thomas a eu confirmation que le mot « travail » était rarement utilisé dans l’Antiquité puisqu’il était réservé aux esclaves. Et que la racialisation de l’esclavage est une notion relativement récente, datant du XVIe siècle.

Puis « Le travail intellectuel est-il un travail comme les autres ? », une autre table ronde où il s’est glissé.  Vaste sujet. Les propos se sont surtout focalisés sur l’Antiquité et la période médiévale, les intellectuels y étant assimilés à l’élite.  Ce  n’est  que  tardivement  que  le  travail  intellectuel  s’est  « démocratisé », si on peut dire.

Enfin, pour terminer cette journée, un dialogue sur le « travail du député », avec Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, aux prises avec les questions incisives de Jean-Noël Jeanneney, spécialiste éminent de l’histoire des institutions. L’invité a insisté sur le travail harassant et méconnu du député, écartelé entre hémicycle, commissions parlementaires et circonscription pour une indemnité constamment jugée excessive – les exemples ne manquent pas dans l’histoire où son augmentation a suscité l’indignation.

Une nuit courte avant les heures chargées du samedi commencé par une autre table ronde,   « Cent cinquantenaire de la Commune : quelle histoire ? ». Le thème reste toujours clivant, entre descendants spirituels des insurgés et défenseurs des « Versaillais », un événement analysé selon la sensibilité de chacun comme une « aube » ou comme un « crépuscule ». Cinquante-quatre jours qui ont fait trembler la France, très inspirants pour d’autres mouvements en Europe, telle la révolution de 1917 en Russie. Où l’on voulait, envers et contre tous, et sûrement contre la réalité du moment, instaurer une « vraie » république, citoyenne et morale,  et  émanciper  la  femme,  très  active  alors  sur  les  barricades  ou  dans  l’ombre,  sur  laquelle,  par  réaction,  a  longtemps  plané  le  mythe  de  la « pétroleuse ».

En poursuivant le marathon, un nouveau sujet, une nouvelle table ronde « Christianisme et révolution : les écrits de Thomas Müntzer ». Notre festivalier y a appris beaucoup de détails sur la vie de ce révolté au même prénom, mystique et millénariste, lancé sur les traces de Martin Luther lors du Grand schisme d’Occident du XVIe siècle issu du débat sur les indulgences, adepte de la Réforme mais d’une Réforme radicale, promoteur d’une société « violemment égalitaire », l’un des chefs de la « guerre des paysans » dont on connaît l'épilogue tragique dans le sang, qui va progressivement s’écarter de son mentor en raison de la radicalité qu’il exprime, et qui sera finalement condamné par celui-ci avant d’être décapité par les autorités. Thomas a retenu comme morale et conclusion que l’on est toujours le radical d’un autre. Et il a eu l’occasion de revoir l’historien Johann Chapoutot, dont il apprécie les écrits précis sur le nazisme, et de découvrir l’auteur Éric Vuillard, Goncourt 2017 pour L'Ordre du jour, aussi flamboyant à la tribune que dans ses récits, qui cultive avec une réussite éclatante un humour teinté de justesse.

L’entretien avec Bruno Lemaire, en début d’après-midi, est arrivé comme une détente. Bruno Lemaire, presque intimiste, loin des caméras et des postures, qui a fait part de son expérience au gouvernement, tour à tour coureur de sprint (le « quoi qu’il en coûte ») et de marathon (l’impôt minimal mondial). Adepte de littérature, féru du penseur Pascal, qui ne prend du recul sur sa fonction que par l’écriture quotidienne, que la crise a transformé de ministre économe en ministre dépensier, qui dévoile son agenda, parcourant la planète, se comparant quelquefois à un James Bond doté d’un « permis de négocier », sans l’alcool, toutefois, et sans les femmes, bien sûr.

Puis un retour au sérieux avec une ultime table ronde de la journée, « Comment répondre à la montée des dettes publiques ? » Le débat éternel entre ceux qui estiment que la dette peut s’effacer d’un coup et les autres qui affirment qu’une dette se rembourse. Thomas a souri des interventions de Patrick Artus qui défend cette dernière position, qui a prédit en introduction qu’il va être impopulaire s’il le dit et qui le devient effectivement en se faisant huer par la salle. Et de Xavier Ragot, président de l’OFCE, qui n’hésite pas à reléguer les économistes traditionnels au placard, qui clame que l’État doit s’endetter à outrance (d’ailleurs, selon lui, les taux négatifs l'autorisent) pour investir dans la production et générer ainsi de la richesse. Un projet tenable si l’emprunt n’est pas détourné pour éteindre les incendies qui se déclenchent à tout moment, comme on le fait depuis des décennies.

Et pour clore ce samedi, « Molière et son double », un moment censé être une interview de Francis Huster après le livre qu’il publie sur le sujet, un échange apaisé entre un auteur et un critique littéraire aguerri, mais qui se transforme  – scénario bien préparé – en une « heure insensée », tel que l'a annoncée  lui-même le comédien à titre liminaire, un authentique one-man-show tout à la gloire de Molière, pardon, de Jean-Baptiste Poquelin, puisque Molière n’était qu’un nom pour les planches, comme Charlot le fut pour Charlie Chaplin. Un véritable Docteur Jekyll et Mister Hyde. Selon Huster, on allait donc voir Molière avec ses reparties et ses mimiques, et on ignorait superbement qui était Poquelin. En parler comme il le fait est une plongée dans le théâtre d’avant, sans costumes et sans metteur en scène, aux acteurs statiques hurlant des alexandrins entre deux respirations, où les actes étaient calibrés pour durer vingt minutes, la durée de vie d’une bougie, le tout dans un capharnaüm ambiant. Les festivaliers, ou plutôt les spectateurs, dont Thomas, sont ressortis de la salle tous chamboulés par cette performance.

Le temps passe et ce fut dimanche, une table ronde encore, consacrée à une œuvre imposante, D’ici et d’ailleurs : Histoire de la France contemporaine. Un livre dirigé par Quentin Deluermoz et rédigé par quatorze historiens, couvrant l'intervalle 1850-1950, s’attaquant aux interprétations erronées, démontant le « récit national », analysant le décalage entre l’histoire franco-française métropolitaine et la recherche internationale, s’inspirant des histoires transnationales et globales, insérant les aventures révolutionnaire, industrielle et artistique françaises dans des courants mondiaux, s'efforçant d'introduire de la complexité au sein d’un débat traité souvent de façon orientée ou simpliste, le tout dans une période d’installation des États-nations, dont le nôtre. C’est en quelque sorte la mise en réseau d’une histoire, chaque chapitre développant une façon différente de la voir, avec l'essor  concomitant d’une internationalisation et d’imaginaires nationaux, l’une, par réaction, poussant peut-être à l’éclosion des autres. La destruction de l’image tant véhiculée d’élites connectées et d’un peuple immobile. L'accent porté sur une certaine nostalgie de la francomondialisation, lorsqu’en 1860 la France représente 20 % des exportations de la planète contre 3 % à présent.

Et en conclusion de cette édition 2021 une conversation à trois sur le thème « Impressions et lignes claires », le dernier essai d’Édouard Philippe coécrit avec son ami de toujours, Gilles Boyer. Un ouvrage qui tient toute son importance dans une période de création du parti « Horizons », qui cherche à nous donner deux regards, celui du Premier ministre dans l’action, et celui du conseiller à ses côtés. Deux visions différentes qui se complètent. Thomas a noté quelques observations. Que la France est gouvernée par une dyarchie, ce qui n’est pas un cas unique dans le monde, mais avec la particularité que chacun des membres est investi d'une forte responsabilité. Le constat qu’à Matignon, « plus ça dure et moins c’est dur », alors qu’à l’Élysée « plus ça dure et plus c’est dur ». Simplement parce qu’à Matignon, les difficultés sur un terrain semé d’embûches commencent dès le premier jour, sous la critique des médias et des autres formations politiques, et deviennent plus douces à supporter lorsque l’échéance du mandat se rapproche. Alors qu’à l’Élysée, la fin du quinquennat sur laquelle plane la réélection potentielle apporte sa tyrannie. L’ex-Premier ministre se veut optimiste (sinon pourquoi créerait-il un parti ?) mais déplore que le débat public s’affaisse complètement, avec un manque criant de profondeur, la part de l’irrationnel s'avérant dominante, où l’on passe plus de temps à commenter les invectives et les postures que le fond des dossiers.

À méditer. 

Et deux semaines après, Thomas médite encore…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

25 octobre 2021

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