Chroniques vingt-et-unièmes — Le droit de se taire — 11 octobre 2021


 Le droit de se taire


Un dimanche matin dans une maison de banlieue, comme il doit en exister des centaines de milliers en ce moment, en famille ou en très petite famille. 

Émeline s’acharne sur la préparation d’un pudding dont elle a tiré la recette sur marmiton.org ; à quelques encablures, Xavier, presque allongé sur le canapé, est plongé dans la lecture de son hebdo et Ludivine, juchée sur un pouf et pieds ramenés, scrolle – qui aurait pensé le contraire ?  – à tout va sur son smartphone.

La cuisine n’est qu’un dérivatif, Émeline s’intéresse à la vie de sa fille et s'applique une fois par semaine à en saisir les contours : 

—  Et tes cours cette semaine, ça s’est bien déroulé ?

—  Super…

—  Rien à dire sur tes professeurs ?

—  Non, cool…

—  Je devais déjeuner avec toi mercredi midi mais j’ai une urgence à régler à l’association…

—  Pas de souci…

—  Ce sera donc pour une autre fois…

—  Ça marche !

Xavier relève lentement la tête. Il se demande si toutes ces paroles, celles de Ludivine, ne sortent pas tout droit d’un automate cherchant à passer le test de Turing.

—  Ludivine…

—  Oui…

—  Tu peux arrêter avec cette novlangue…

—  La novquoi ?

—  Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu ne connais pas Orwell ?

—  Orwell, c’est vieux, ça…

—  Pas plus vieux qu’Agatha Christie… Ça peut être vieux et très actuel !

Agatha Christie. Ludivine a rougi. Dans la bibliothèque de l’étage, Xavier a encore observé une place vide, celle d’un ouvrage manquant, qu’une main experte a dû emporter pour en apprécier la saveur. Il n’a rien contre, il a transmis à sa fille, sans qu’elle s’en rende compte, et surtout sans qu’elle ne daigne l’avouer – il le déplore un peu – le goût pour ces écrits qu’on jugerait surannés mais si éclairants dans les relations entre générations, une marotte de l’auteure anglaise.

Ludivine n’a pas répondu mais des paroles muettes, contenues dans son regard et chargées de dépit, s’envolent jusqu’à lui. Il continue : 

—  Mais je suis heureux que tu t’intéresses à ces vestiges du passé. Cela doit te changer des rapports du GIEC…

Le GIEC, Ludivine ne manque jamais ses conclusions. Et les récentes, toujours plus alarmistes, confortent ses positions radicales. Elle est rousseauiste, tendance Sandrine, mais elle n’est pas loin de penser comme Jean-Jacques, sans le savoir, que les inégalités sont la conséquence du travail et de la propriété privée, se fiant aveuglément à la bonté naturelle des individus, et soutenant avec ferveur la démocratie directe. Un sentiment que Xavier considère avec beaucoup de circonspection.

Et ces derniers mots l’amènent à rugir. Heureusement, Émeline, sentant approcher la tempête, s’interpose : 

—  Vous n’avez pas fini ? Ça m’angoisse de vous entendre !

—  Les douleurs et les angoisses sont nos amies, sourit Xavier, elles nous rappellent que nous sommes vivants. Leur absence aurait quelque chose de funèbre.

—  Je m’en passerais bien d’amies comme celles-là ! proteste Émeline.

Ludivine hausse les épaules, les piques de son père la laissent de marbre, elle se demande pourquoi, en souvenir de l'époque où il était enfant de chœur, il n’a pas réagi au rapport Sauvé. La presse a évoqué un cataclysme et elle n’a pas tort. 216 000 victimes d’agressions sexuelles par des prêtres – 300 000 si on compte les victimes de laïcs de l’Église – depuis les années cinquante, ce n’est pas rien. Il est peut-être temps de revenir sur le célibat des prêtres qui éviterait sans doute ce genre de déviations, et d’arrêter de jeter le voile sur des pulsions bien humaines. Le célibat, on le doit à la réforme grégorienne du XIe siècle qui a imposé définitivement cette norme. Indépendamment de motifs religieux, d’ailleurs absents dans les Évangiles, il existait la volonté non avouée, dans une période de plein épanouissement de la féodalité, que les ecclésiastiques ne puissent transmettre des charges et des domaines à des enfants officiellement reconnus, les biens de l’Église devant rester biens de l’Église. L’interdiction du mariage, mais pas nécessairement de relations sexuelles, était une excellente solution à ce problème. Après ce changement fondamental, près de la moitié des prêtres vécurent en concubinage sans se marier. Ce sont d’autres réformes plus sévères, et un certain raidissement des mœurs, surtout au XIXe siècle, qui poussèrent à l’abstinence. On en touche peut-être les terribles dividendes aujourd’hui. Car on ne semble pas connaître ce genre de dérives chez les orthodoxes, protestants ou musulmans qui ne se sont jamais encombrés du célibat pour leurs popes, pasteurs ou imams ; c’est un phénomène purement catholique. Certains, à la suite de ces révélations, proposent une démission collective des évêques de France, mais un dernier substrat d’éducation chrétienne la retient d’approuver cette initiative.

—  « C’est compliqué », murmure Ludivine pour elle-même.

Et  Xavier  réagit  intérieurement.  En  France,  les  choses  sont  « compliquées », les situations sont « tendues », les violences « s’invitent », les gens sont en « colère » et on doit se « réinventer » ou se « reconstruire » en comptant bien sûr sur la « résilience ». Encore un effet de la novlangue, développée et entretenue par les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu.

Ah, ces chaînes d’information ! L’information, c’est pour lui une question d’ajustement entre contenant et contenu.  Depuis une décennie, l’offre en matière de contenant a explosé avec la multiplication des chaînes d’information, alors que le contenu est resté plutôt stable. Sur une cinquantaine d’années, il aurait même tendance à baisser. Xavier se souvient que dans les années soixante-dix, il n’y avait pas un jour sans qu’on parle d’attentat à la bombe, de détournement d’avion, de nouveau conflit régional, et ce en pleine guerre froide. Aujourd’hui, pour faire face à la croissance vertigineuse de l’offre de contenant, on ajuste le contenu en soufflant dessus comme dans un ballon pour le faire grossir. C’est ce que Xavier appelle « l’information baudruche ». C’est ainsi qu’à longueur de temps, des chroniqueurs ou des acteurs impliqués déversent leurs opinions sur ces chaînes, occupant avec opiniâtreté le temps d’antenne, s'exprimant avec beaucoup de véhémence sans avoir nécessairement quelque chose à dire. Le Conseil constitutionnel a renforcé le « droit de se taire » pour les prévenus, songe Xavier. Il aimerait aussi que ce droit s’applique pour ceux qui n’ont rien à dire.

Ludivine est désormais muette et peut-être a-t-elle saisi les aspirations de son père.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

11 octobre 2021

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