Chroniques vingt-et-unièmes — Question d'horizon — 20 septembre 2021


 Question d'horizon


Un week-end à la mer sous un vent qui se charge maintenant des métamorphoses de l’automne. Pas un week-end de détente. Pour Hamid et Houessou, la mer reste une masse sombre et épaisse, un mur mouvant de séparation entre souffrance et espoir. Le premier l’a découverte entre les côtes de Turquie et l’île de Lesbos, avec trente autres migrants sur un fragile zodiac sorti d’une décharge et rafistolé de toutes parts. Un voyage au-delà des cauchemars.  Le second s’était seulement frotté à sa vue sur la grève de Porto-Novo, sans s’y aventurer. Embarqué en Libye, il a dû, lui aussi, affronter le monstre jusqu’à Lampedusa.

Ce sont des chemins qu’on ne peut oublier, qui tissent des souvenirs communs et des liens.

Ils ont mutualisé leurs maigres fonds afin de se payer les sandwichs et Flixbus. Pour quatre-vingts euros aller et retour, le car les a menés jusqu’à Dunkerque. De là, un entrepreneur du bâtiment les a convoyés en stop pour les déposer non loin de la « Jungle » à Calais, une jungle qui n’en est plus vraiment une depuis son démantèlement en 2016, plutôt un archipel de tentes éparses et de bric-à-brac que les autorités essaient d’éradiquer mais qui se reforme constamment. C’est un besoin irrépressible qui les a pris d’y imprimer leurs pas. Le besoin de ressentir ce que vivent les milliers d’autres Afghans et Béninois, de Soudanais, d’Érythréens, de Pakistanais, de Syriens qui consument une partie de leur existence, le regard pointé vers Douvres.

Sur place, ils ont arpenté les quais et le sable. Un passeur n’a pas mis longtemps à les repérer, ils ont répondu à ses questions, comme ça, pour voir, parce qu’ils ont déjà décidé que leur périple s’arrêtera en France. Mais ils ont voulu savoir.

« Deux mille cinq cents euros chacun si vous avez l’argent tout de suite. Ce sera sûrement plus cher demain, les contrôles vont se renforcer ».

L’homme – roumain, kosovar ou bulgare, ils n’ont pas encore acquis cette sensibilité des langues – n’a pas tort sur ce point. Boris Johnson s’énerve, et même menace. Les réfugiés seraient douze mille à avoir réussi l’aventure de la traversée depuis le début de l’année. Pour le chef de gouvernement britannique, la France est laxiste, elle se débarrasse à bon compte de ses migrants. Il lui supprimera, si nécessaire, les subventions qu’il  donne pour les contenir. Et on entre dans les phrases convenues de la diplomatie outragée : « La France ne cédera pas au chantage », réagit Gérald Darmanin. Sans parler de l’affaire  des sous-marins pour l’Australie. Si on se comporte ainsi entre alliés, qu’attendre des relations entre ennemis ?

Le Roumain, Kosovar ou Bulgare s’est voulu rassurant : « Tu paies seulement à l’arrivée, tu recommences autant de fois que tu veux… ». Ils vont réfléchir, lui ont-ils répondu.

Ils ont passé la nuit sous des arbres, et le lendemain matin, un camionneur les a transportés vers le sud.

Le front de mer à Berck. Marée basse, l’estran. L’étendue est un décor somptueux, l’horizon, une ligne parfaite qui divise à peine l’aplat turquoise du ciel et de l’eau confondus.

Ils remontent l’esplanade Parmentier, là où des phoques insouciants se sont installés au printemps, et longent les restaurants rutilants, refaits à neuf pendant les mois de confinement, comme dans toutes les stations balnéaires.

Ils évitent les petits groupes de retraités qui ont remplacé les familles en cette moyenne saison, pressent le pas quand un uniforme bleu surgit dans le paysage.

Ils ont déjà beaucoup marché, leurs jambes s’alourdissent, c’est avec soulagement qu’ils posent leurs angoisses sur un banc retiré.

Celles d’Hamid sont multiples. Il pense à son pays et le désarroi le submerge. L’armée afghane, forte de trois cent mille hommes équipés et entraînés par les Américains, n’a pas résisté une semaine face aux soixante-dix mille talibans. Les soldats se sont évanouis dans la nature. « A-t-on lancé un avis de recherche ? plaisante Houessou, sarcastique. Au Bénin, nous, on a toujours su se battre ». 

Najib, l’oncle d’Hamid, a quitté ses habits de militaire pour endosser une tenue de paysan, habitué qu’il est à courber l’échine devant les décisions du chef de village où il est né, lequel se rallie un jour aux autorités gouvernementales, un autre jour aux insurgés, selon le poids des subsides qu’il reçoit. Les jeunes talibans, élevés et formés dans les madrasas du Pakistan, se sont rendus ainsi maîtres d’un stock considérable de matériel fourni par les États-Unis et abandonné sur place : chars, hélicoptères, drones, armes en tous genres… S’ils parviennent à l’entretenir, ils resteront redoutables. Ils en ont déjà fait la démonstration en balayant en trois jours les forces rassemblées par Ahmad Massoud au Panchir, la « vallée escarpée » réputée imprenable, qui a toujours résisté jusque-là aux Soviétiques et aux talibans.

Les informations officielles sont lacunaires et les textos de ses amis ou de sa famille composent un kaléidoscope d’impressions que ne pourront jamais retraduire les médias. S’y retrouvent pêle-mêle le désarroi donc, mais aussi la honte, le sentiment d’un gâchis suprême qui condamne pour longtemps le pays à un futur de plomb. Le régime islamique iranien qui dure depuis plus de quarante ans est là pour en témoigner. La seule ironie qu’il trouve à la situation est de voir les talibans en première ligne maintenant contre le « terrorisme » de Daesh, sur la défensive pour jouer les pacificateurs.

Houessou, parfois, verse dans la géopolitique. N’ayant aucune prise sur son avenir, il s’intéresse aux affaires du monde. Selon lui, et « toutes choses égales par ailleurs », il y a la même différence entre les talibans et Daesh qu’entre Staline et Trotski. Staline avait l'ambition de construire un État communiste puissant qui constituerait ensuite un modèle pour les autres pays, par la persuasion ou par la force – et cela a fonctionné après la Seconde Guerre mondiale –, alors que le projet de Trotski était internationaliste, prônant la révolution partout et en même temps. Et la leçon à tirer, c’est qu’on trouve toujours plus radical que soi. « Regarde la Révolution française… »

« Tu as sans doute raison », bredouille Hamid. Houessou est très fort, a beaucoup lu, lui aimerait en connaître davantage, et pour cela il lui faudrait acquérir des livres. Ah, s’il pouvait disposer du pass Culture comme maintenant les jeunes Français de plus de dix-huit ans ! Lui saurait l’utiliser. Il ne voudrait pas critiquer mais d’après ce qu’il a entendu, ce pass sert en grande partie à acheter des mangas, de surcroît les mangas qui sont déjà les plus vendus – cet esprit de mimétisme chez les jeunes ! Les éditeurs de ces titres se frottent les mains. 

Il pense aussi à l’une de ses nièces restée dans son pays, qui n’a pu encore faire sa rentrée scolaire, l’équivalent de ce qu’on appelle ici la sixième. Seule consolation : elle a onze ans et au moins n’a pas à craindre les effets du hashtag #anti2010. Les Français sont curieux, ils s’inventent des violences lorsque les jours se font trop calmes. Chez lui, d’où il vient, on n’a pas besoin d’inventer une violence qui accompagne chacun depuis le berceau.

Six heures de l’après-midi. Une brume monte de la mer en étouffant le cri des mouettes. C’est l’heure où les retraités s’attardent nonchalamment aux devantures des restaurants de l’esplanade Parmentier, soupesant les menus de leurs yeux de connaisseurs.

Ce spectacle donne faim. « On rentre », a soupiré Houessou. Ici ou à Paris, et quel que soit l’horizon, les univers resteront parallèles.


FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

20 septembre 2021

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024