Chroniques vingt-et-unièmes — Éviter la catastrophe — 27 septembre 2021


 Éviter la catastrophe


On a célébré les cinquante ans d’Émeline, une étape qu’elle a prise avec philosophie. Comme toujours, elle souhaiterait avoir dix ans de moins mais elle sait que dans dix ans, la même pensée l’habitera. Alors autant s’accommoder du présent avant de le regretter.

Le temps était clément et on a pu dresser la grande table dans le jardin pour accueillir la famille et les amis, dont certains qu’elle et Xavier n’avaient pas rencontré depuis le début du confinement.

Au début, les conversations furent un peu crispées, les mots semblaient en apesanteur. Planait sur l’assistance le sujet que chacun évitait de lancer le premier : la vaccination. Il y a ce constat qu’en famille ou entre amis, dès que ce thème est abordé, on peut se croire revenu au temps de l’affaire Dreyfus, entre « pour » et « anti ». Avec la peur de se retrouver dans la même situation que le dessin de presse de Caran d’Ache : « Ils en ont parlé ».

Mais comme l’incontournable chenille qu’on se promet d’éviter solennellement au début de chaque repas de mariage, un étourdi ou un importun s’est permis une plaisanterie.

 Et ce fut l’erreur fatale.

Les langues longtemps retenues se sont soudainement déliées. Et immanquablement, les propos se sont focalisés sur la liberté individuelle d’accepter ou non la vaccination. Mais le pugilat a été évité, les liens entre les personnes étaient plus forts que les forces centrifuges qui risquaient de les rompre.

Cependant, il y eut quelques tensions. Xavier se remémore cet échange avec une cousine lorsqu’il lui a développé ses arguments. Elle lui a rétorqué : 

—  Je respecte tes idées, alors respecte les miennes…

Une phrase fréquemment entendue, d’essence presque magique, qui permet d’annihiler toute menace de désaccord.

—  Je respecte ta personne, a réagit Xavier, mais les idées ne se respectent pas, elles se discutent ! Par exemple, si tu me dis que tu approuves l’extermination des Juifs par les chambres à gaz, je te montrerai mon désaccord, ou plutôt mon horreur pour ce type d’idées ! Parce que si les idées ne se discutent pas, elles deviennent des croyances, et on entre dans un autre champ, ésotérique celui-là.

—  Merci pour la comparaison ! Je ne te connaissais pas comme ça…

Là, c’est peut-être le moment où le fil a failli rompre. On ne se connaît souvent que dans les moments heureux, sans difficultés. Xavier a poursuivi sur le thème de la liberté : 

—  Notre époque est pleine de paradoxes : la demande constante de protection se double d’une aspiration croissante à la liberté. Au fil de l’histoire, qu’on le regrette ou non, les mesures prises pour « protéger » se sont toujours accompagnées d’une limitation des libertés. Mais poser le problème autrement et demander de choisir solennellement entre une baisse de la protection et une augmentation des libertés provoquerait aussitôt un soulèvement général. Car, tu le sais très bien, tout ce qui est acquis est acquis, sauf cataclysme. Par exemple, les tests gratuits de dépistage du virus  – une exception dans le monde – ont tout de même coûté 6 milliards d’euros à l’assurance-maladie, et chacun trouve cela normal ! Donc, l’État répond à cette demande constante de protection qui entraîne forcément une atteinte à nos libertés. Tu critiques souvent une société patriarcale, j’aurais tendance à dire qu’elle devient matriarcale : la protection d’abord…

Sa cousine a haussé les épaules, portant un verre à sa bouche pour se donner le temps de réfléchir à ces idées totalement déplacées, avant de répondre : 

—  Mais c’est sans fin qu’on nous supprime des libertés ! Bientôt nous n’aurons plus que le droit de naître et de choisir notre pierre tombale. Et encore !

—  Je crois qu’on a tendance à confondre perte de liberté et changement d’habitude. On a connu les mêmes discussions enflammées, les mêmes levées de bouclier lorsque, pour des raisons sanitaires ou sécuritaires, on a limité en 1974 la vitesse sur autoroute à 130 km/h. Même chose quand on a imposé le port de la ceinture de sécurité en 1973 pour le conducteur, et un peu plus tard pour le passager à l’avant, et enfin en 1990 pour les passagers à l’arrière. Et aussi pour l’interdiction en 2007 du tabac dans les lieux publics et les entreprises, et en 2008 dans les restaurants. C’étaient les mêmes voix qui dénonçaient  des mesures liberticides, mais je ne crois pas qu’il en existe encore beaucoup aujourd’hui pour contester ces mesures.

Sa cousine a affiché un air navré. Navré de constater son comportement moutonnier le menant tout droit aux portes de l’abattoir.

Xavier, lui, pense en avoir assez dit, s’étant retenu de remonter plus loin. Il songe à l’obligation du permis de conduire en 1932. Et encore plus anciennement à l’interdiction de l’absinthe en 1915, ou des substances dites « vénéneuses » comme l’opium, la morphine, cocaïne, haschich en 1916. Ceci en plein conflit mondial, déclenchant la colère des opposants qui protestaient qu’on avait alors d’autres chats à fouetter. Il faut croire que le danger était réel, on se rappelle les dégâts de la fameuse « confiture verte » – mélange de miel et de cannabis –  dont Baudelaire et Théophile Gautier, comme bien d’autres, furent très friands en leur temps au « club des Haschischins ».

Toutefois, dans toutes les autres discussions dont Xavier entendit l’écho, on n’eut pas à batailler contre des complotistes du genre Richard Boutry,  ex-présentateur  de  Soir 3,  qui  assène  régulièrement au travers de la chaîne  Internet  qu’il  a  créée  que  les  vaccins  à  ARN  messager  servent  à « reprogrammer le génome humain », permettant ainsi un « contrôle mental holistique » des humains par le biais de la 5G. La  preuve  irréfutable :  le  virus  et  la  5G  sont  sortis  en  même temps !

Quelqu’un, heureusement, eut la bonne idée de faire dévier les échanges sur la primaire écologiste. Un soulagement pour tout le monde, on éloignait l’orage qui ne demandait qu’à se déverser. Qui va l’emporter du « pragmatique » Yannick Jadot ou de la « radicale » Sandrine Rousseau ? Sandrine Rousseau, très créatrice, qui vient d’inventer les concepts de « démobilité » (pousser les gens à rester chez eux, grâce au télétravail notamment, pour qu’ils n’utilisent pas de voiture) et d’« homme déconstruit » ? Un énorme suspense alors que ni Éric Piolle, ni Delphine Bathot ne donnent de consignes de vote. Le micro a cependant été tendu à Eva Joly dont on attendait la parole comme un oracle. Mais c’est une déception, elle suit une ligne de crête. Elle votera Jadot car elle pense qu’il a plus de chances de l’emporter à la présidentielle. Mais il faudra selon elle qu’il se « radicalise ». Chacun comprendra ce qu’il voudra.

Puis on a renchéri avec le duel Mélenchon - Zemmour, entre un politique qui s’est déclaré depuis un an et un éditorialiste qui ne l’a pas encore fait. Une sorte de page surréaliste dans une campagne qui s’annonce violente.

Et pour conclure, l’affaire des sous-marins qui connaîtra peut-être une fin heureuse avec l’amorce d’une nouvelle lune de miel entre Français et Américains prenant l’engagement de mieux se concerter à l’avenir.

Quand l’énorme charlotte surmontée des cinquante bougies est apparue, l’ambiance était revenue à la fête. Les vapeurs des spiritueux avaient plongé dans le brouillard le pass sanitaire et l’obligation vaccinale des soignants.

La catastrophe avait été évitée.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

27 septembre 2021

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