Chroniques vingt-et-unièmes — Apaiser la discussion — 6 septembre 2021


 Apaiser la discussion


—  Ce pinot gris, en cette fin d’été, me semble tout à fait approprié pour accompagner ce sublime soufflé aux pommes, murmure Xavier en levant son verre.

Sébastien acquiesce en silence, le soufflé aux pommes, il ne s’en lasse pas, et Romane s’est encore surpassée. C’est une spécialité héritée de sa grand-mère et dont elle ne divulgue la recette qu’avec parcimonie, « aux gens de confiance seulement ». Et rien ne remplace ce vin d’Alsace, qu’il vient de servir bien frais, pour le mettre en valeur. 

La journée a été belle, les deux hommes en ont passé une large fraction à enchaîner des parties d’échecs dans le jardin, des parties de retrouvailles après deux mois d’interruption, et cette fois-ci, ce qui n’est pas courant, au domicile de Sébastien. 

Xavier poursuit :

—  Tu l’as très bien choisi. Ni trop sec, ni trop moelleux, il est le parfait équilibre du vin blanc. Il était connu avant sous le nom de tokay, rien à voir avec le vin hongrois du même nom, trop liquoreux à mon goût, qui est pourtant le seul à pouvoir porter cette appellation à présent.

—  Mon préféré également, je savais que tu aimerais… sourit Sébastien.

Une porte s’ouvre d’un coup sur le salon, c’est Romane apportant des serviettes en papier, mais comme un ouragan, elle est déjà repartie.

—  Elle ne reste pas ? demande Xavier.

—  Romane a toujours beaucoup de choses à faire, soupire Sébastien, c’est l’heure de son cours de médecine ayurvédique par Skype. Son professeur est à Delhi et tout se déroule en anglais.

Xavier émet un sifflement :

—  J’admire…

—  Moi aussi, mais elle parle maintenant d’aller séjourner trois semaines en Inde et là ça me plaît moins…

Romane est une adepte de toutes les thérapies alternatives, douces, naturelles, et de la médecine ayurvédique en particulier. Elle passe la plus grande partie de sa vie à essayer de la prolonger, ce qui pour son mari se réduit à un jeu à somme nulle, mais il se garde bien de lui dire – vingt ans d’existence commune n’ont pas effacé certaines réserves –, et de toute façon ses arguments se heurteraient à un front qui n’est pas celui de la raison.

Un silence léger, ce moment court où s’entrechoquent les idées, ils semblent tous deux entreprendre une méditation et peut-être est-ce l’évocation de la médecine ayurvédique qui crée cette atmosphère propice.

Xavier s’approche, tout en buvant une gorgée, de l’embrasure de la fenêtre qui donne sur un parc :

—  Un nouveau cycle commence, l’été va se finir, si on peut parler d’un été…

—  Un été calamiteux, tu veux dire, s’exclame Sébastien, et pas seulement à Paris. On a eu des catastrophes aux quatre coins du monde parce que ça se réchauffe partout. Des pluies à une altitude de 3 000 mètres au Groenland, ce qui n’arrive jamais habituellement, même en cette saison. Et en France, les spécialistes prédisent que la Mer de Glace va bientôt disparaître. Je me demande vraiment quand les gouvernants vont réagir. (Il s’interrompt, les yeux dans le vague, puis soupire.) Je vais reprendre la formule de Chirac, « La maison brûle et… »

—  Oui, une très belle phrase, vingt ans, déjà, rétorque Xavier en terminant son verre.

—  Il nous faudrait un Nicolas Hulot comme président…

Xavier sent que cette allusion va lui gâcher la dégustation de son pinot gris –  dont il se ressert sans la permission de son ami, lequel l’imite aussitôt – car il est obligé de répondre, il a sur Nicolas Hulot, comme pour beaucoup de choses, un avis très tranché : 

—  Ah, Nicolas Hulot, justement… J’ai entendu dernièrement une interview de lui. Je sais qu’il est ton idole, mais je l’ai trouvé, disons, un peu étriqué…

Sébastien fixe Xavier, interloqué : 

—  Nicolas Hulot, étriqué ? C’est comme ça que tu le considères, lui, un visionnaire !

—  « Étriqué » n’est peut-être pas le mot exact. En fait de vision, la sienne m’a semblé plutôt franco-française. Il a bien sûr critiqué tous les gouvernements qui se sont succédé depuis trente ans et a conclu avec cette phrase « On n’a rien fait, c’est pourquoi on en est là ».

—  Et alors ?

—  Les deux « on » – « on n’a rien fait », « on est là » – ne concernent pas, si je peux me permettre, le même référentiel spatial…

—  Référentiel spatial ! Qu’est-ce que tu me racontes ? s’indigne Sébastien avec un haussement d’épaules.

—  Référentiel spatial, ou géographique si tu veux. Le premier « on » semble désigner l’action de la France, et le second la situation dans le monde. C’est le défaut de tous les écologistes : penser que les décisions de la France peuvent avoir une quelconque influence sur le climat dans le monde.

—  Mais il faut se mobiliser à notre niveau, à tous les niveaux ! Tu connais la chanson : les petits ruisseaux font les grandes rivières…

—  Oui, oui, je connais bien. Mais là il s’agit plutôt de quelques gouttes de bonnes résolutions dans un océan d’indifférence. Et puis, on a déjà eu cette discussion tous les deux : la France, je te le rappelle, représente 0,9 % des émissions mondiales de gaz carbonique contre 28,2 % pour la Chine. C’est fini le temps où la France et l’Angleterre dominaient la planète, ce fameux temps des colonies que ceux qui le dénoncent – c’est même très paradoxal – croient toujours présent. Les voix des deux pays avaient alors quelques chances de se faire entendre. Mais de toute façon, ne te fatigue pas, c’est plié.

—  Comment ça, c’est plié ?

—  Plié, absolument ! (Xavier continue avec prudence car il observe le visage de son ami s’empourprer.) Les COP se réunissent année après année, le GIEC sort régulièrement ses rapports, le dernier étant particulièrement catastrophique, et pourtant, rien ne bouge. En fait, en matière de réchauffement climatique, il faut avoir un coup d’avance…

—  Un coup d’avance, je ne comprends rien !

—  Quand j’étais tout jeune, quand on a commencé à parler de ces problèmes, il y a à peu près une quarantaine d’années, la part dans le monde des énergies d’origine fossile représentait 81 % de l’ensemble des énergies consommées. Aujourd’hui, malgré tout ce qu’on a développé depuis en matière de solaire et d’éolien, la proportion est toujours la même. En résumé, toutes ces énergies dites « vertes » ont été absorbées par la demande nouvelle. Cette demande vient des pays émergents qui, à tort ou à raison, réclament un droit à polluer en compensation des dégâts provoqués par les Occidentaux depuis la révolution industrielle. En quelque sorte, c’est « Vous avez assez pollué, c’est notre tour maintenant, et surtout, ne nous donnez pas de leçons ». Aucune issue, donc. Tout ceci me fait penser qu’on n’arrivera pas à juguler le réchauffement climatique. Inutile de dépenser encore – sans jeu de mots – de l’énergie sur le sujet. Il faut voir plus loin, s’organiser pour s’adapter, changer nos habitudes…

—  S’adapter sans rien faire ? Tu es vraiment pessimiste !

Sébastien se lève et fait le tour du salon pour finalement revenir à la même place et se verser un nouveau verre.

—  C’est un constat, un simple constat, enchaîne Xavier. Quand je dis qu’il faut changer nos habitudes, ce ne sont pas des paroles en l’air. C’est par exemple ne plus habiter près des côtes en raison des tempêtes violentes, de l’érosion marine et des risques de submersion qui se multiplient. Les anciens le savaient bien. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la mer constituait un danger à cause des aléas climatiques et des menaces d’invasion. Aujourd’hui, c’est synonyme de détente, nous allons devoir faire marche arrière.

—  Se méfier de la mer ?

—  Exactement. Je pense aussi à la manière de concevoir les villes. Contrairement à une tendance qui semble se dessiner, mais qui a toutes les chances, à mon avis, d’être conjoncturelle, il est impératif de développer la ville verticale. Le modèle de ville horizontale, où chacun veut avoir son chez-soi dans la nature, respirer un meilleur oxygène et redécouvrir le chant des oiseaux est condamné. Il est consommateur d’énergie, de temps et de ressources.

—  Tu rigoles. Les gens vont habiter dans des tours ?

—  Pourquoi pas ? À New York ou Singapour, on s’y est habitué. Mais c’est surtout avec la gestion de l’eau que nous devons faire notre révolution culturelle.

—  Tiens ! Tu verses maintenant dans le Petit Livre rouge

—  Je ne plaisante pas. On connaît maintenant dans beaucoup de régions de violents épisodes pluvieux à répétition et une sécheresse intense les autres moments de l’année. Il faudrait pouvoir capter l’eau et la stocker pour la restituer le reste de l’année. Seulement, aujourd’hui, le moindre projet de retenue aquatique provoque un tollé des écologistes qui installent aussitôt une ZAD. Avec les mêmes, on n’aurait jamais construit de barrage hydroélectrique dans les années 50. Leur argumentation consiste en réalité à dire qu’on doit agir en amont pour éviter le réchauffement climatique, ce qui pour moi, j’insiste, est un leurre. Tu vois qu’il y a encore un travail d’explication à faire. Et même, en œuvrant pour le mieux, on n’empêchera pas le sud de la France de devenir le Sahel, et le nord un paysage méditerranéen. On produira du champagne en Norvège bientôt !

Sébastien hésite entre indignation et hilarité. Il ne sait pas si Xavier plaisante, son ami peut se montrer très provocateur quand il le veut. Mais celui-ci continue d’adopter un ton sérieux : 

—  Oui, j’ai peur que tout ça ne soit inéluctable. Mais le plus important, au final, est de limiter la progression de la population, voire la diminuer, car les effets du dérèglement climatique sont démultipliés sur une terre surpeuplée. Les cataclysmes occasionnaient beaucoup moins de dégâts lorsque nous n’étions qu’un milliard d’habitants, ce qui était le cas en 1800. Mais  on  n’en prend  pas  vraiment le  chemin,  nous  sommes  maintenant  7,5 milliards  et  la  population s’accroît  encore  de  246 000 personnes par jour.

Cette fois-ci, Sébastien a choisi, il s’indigne : 

—  Ce qu’il faut, c’est une politique ambitieuse, cesser de colmater ici et là…

—  Politique ambitieuse, d’accord, mais avec un État qui vit pour 30 % à crédit, on mesure la difficulté… C’est même 40 % cette année, mais on dira que c’est exceptionnel…

Sébastien n’écoute plus : 

—  La solution, c’est d’arrêter de consommer, et heureusement, pour les gens, il est plus important aujourd’hui d’être que d’avoir. On se fiche maintenant de dérouler une belle carrière, on veut le bonheur avant tout.

—  J’ai déjà entendu ça quelque part. Dans des reportages sur l’après-mai 68, je crois. Tous ces étudiants qui balançaient des slogans ou des pavés ne se sont pas privés par la suite de développer un insatiable appétit de possession, et de construire le monde qui est si critiqué à présent. C’est plus un comportement générationnel qu’un tournant sociétal, on constate cet état d’esprit à toutes les époques. Et en plus, ton raisonnement, à supposer qu’il soit vrai, s’applique encore une fois à la France. Je doute qu’il soit le même en Chine…

Sébastien serre les poings. Xavier n’en a-t-il pas fini ? Il regrette de l’avoir lancé sur le thème – qu’il pensait fédérateur – du réchauffement climatique.

—  Mais revenons à ce pinot gris, s’interrompt Xavier en portant la bouteille presque vide à la lumière, il gagne absolument à être connu. En entrée, pour agrémenter des fruits de mer ou du poisson, il est parfait. Buvons à notre amitié et à notre entente, car dans le fond, nous arrivons toujours à nous rejoindre sur des points aussi essentiels que le vin.

Peut-être que la brume qui commence à obscurcir l’esprit des deux hommes après tous ces verres a eu son mot à dire pour apaiser la discussion.



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

6 septembre 2021

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