Chroniques vingt-et-unièmes — Y croire — 9 août 2021


 Y croire


La situation s’améliore pour Hamid, et se dégrade de façon inversement proportionnelle pour son pays. Les deux vont de pair : les talibans affirment contrôler 85 % des provinces de l’Afghanistan, se permettant même des attentats-suicides à Kaboul, et 90 % des frontières (une position stratégique leur permettant de bénéficier des droits de douane et d’organiser la pénurie, si nécessaire), transformant peu à peu l’intérieur en une immense nasse. Une nasse sans doute à peu près vivable pour les hommes, mais sans avenir pour les femmes et les jeunes filles, condamnées à demeurer entre quatre murs, sans espoir de pouvoir exercer une activité ou de s’éduquer. Il enrage en songeant au sort annoncé pour ses sœurs, ses nièces…

En conséquence, la France a évacué ses ressortissants et a accordé, tardivement certes, des visas aux Afghans qu’elle a utilisés durant sa période d’intervention. Hamid en fait partie, sa famille l’a prévenu, le précieux document qu’il n’a jamais pu obtenir sur place alors qu’il avait travaillé comme interprète, il va enfin pouvoir en disposer ! Bien qu’il soit déjà parvenu à Paris. Cela lui permettra de régulariser sa situation, de posséder ainsi un titre de séjour, le sésame pour décrocher un emploi stable, de sortir du « black » et de trouver ensuite un logement.

Ses pas résonnent légèrement sur le boulevard Haussmann. Les bonnes nouvelles s’accumulent. Pour le moment, il occupe un bout de chambre dans un squat du vingtième à l’invitation de Houessou qu’il a rencontré récemment.

Avec Houessou, ils ne se quittent plus depuis que celui-ci l’a sauvé d’une agression de drogué en manque près de la colline de Stalingrad, là où prospère le fameux crack. Houessou, qu’il souhaiterait présenter à Émeline, c’est toute une histoire, qui se mêle à la grande.

Houessou, béninois, a gagné la France depuis cinq ans et ne désespère pas lui aussi d’être régularisé. Son dossier avance dans un étrange jeu de l’oie, de rendez-vous en attente interminable au guichet de la préfecture. Il bénéficie de ce statut singulier où, visé par une ordonnance de retour dans son pays en tant que « réfugié économique », il n’en continue pas moins de fouler les rues de Paris. Parce que face à des situations impossibles, il n’existe pas de solution possible. La loi, certes, se doit d’être appliquée pour assurer l’intégrité de la société, mais elle ne peut s’opposer aux principes d’humanité. Il n’en reste alors que l’apparence.

Houessou est un bavard, à l’opposé d’Hamid, plutôt discret. Peut-être parce qu’il a trop écouté les histoires familiales durant son enfance, lorsqu’on en racontait les riches heures. Une tradition tenace, confirmée par les griots, veut en effet que son père descende d’Agadja, le fameux roi du Dahomey qui au XVIIIe siècle hissera son territoire en grande puissance de la région. Chimère ou vérité ? Il aimerait plus tard s’intéresser de près à la question, entreprendre des recherches quand il aura atteint le niveau d’études suffisant. Pour cela, il compte sur la France. Peut-être intégrera-t-il un jour l’une de ses universités. À vingt-trois ans, tout est encore permis. Et cette France lui doit un petit peu de ça. Car si lui n’en est pas citoyen, ses ancêtres ont versé du sang  pour  sa  gloire  en  se  battant  pour  la  « patrie ».

En 1940, son arrière-grand-père a rallié par ses propres moyens la colonne Leclerc partie de Douala et a participé à la bataille de Koufra l’année suivante. Dans l’oasis qui venait d’être prise aux Italiens, il a vu avec émotion, comme les 300 autres frères d’armes du corps expéditionnaire, leur commandant prêter le fameux serment qui devait mener la 2e DB jusqu’à Strasbourg.

Et le père de son arrière-grand-père a perdu, lui, la vie en octobre 1918 dans l’offensive de l’Argonne, non loin de Verdun.

Et en remontant encore plus loin, d’autres de ses aïeux ont endossé l’uniforme des tirailleurs sénégalais qui ont permis dans la deuxième moitié du XIXe siècle à la France de conquérir et de tenir ses colonies.

Alors tout cela ne donne pas des droits, mais un début d’appartenance, et il aimerait, sans que ces faits soient glorifiés, qu’il en reste au moins le souvenir.

D’ici trois mois, il se présentera à un nouveau rendez-vous en préfecture, peut-être décisif pour obtenir le papier magique qu’il envie maintenant à Hamid. Ce sera le bonheur de pouvoir travailler régulièrement sans que son patron, qui a renoncé à embaucher des Français qui ne répondent pas aux annonces, soit traqué par l’URSSAF. 

Et que fera-t-il après ? Jusque-là, il a exercé clandestinement dans la restauration et loué de temps à autre des courses à un chauffeur Uber, des petites activités l'aidant tout juste à se payer un gîte pour la nuit. Il aspire dorénavant à un poste stable pour entamer les études juridiques dont il rêve, qu’il suivra par correspondance. Il pense à son cousin Sileymani, éboueur à la Ville de Paris, qui a déjà parlé de lui. Peut-être que… Être éboueur, cela peut rebuter mais il faut chasser les idées reçues, ceux de Paris sont bien rémunérés et bénéficient en tant que fonctionnaires territoriaux de la sécurité de l’emploi. Exactement ce qu’il cherche. Mais ces postes ne se libèrent pas facilement, il sait par Sileymani que la liste d’attente est longue, longue… 

Aurait-il dû rester dans son pays ? Car il l’aime son pays, il aime Tanguiéta, la ville où il a vu le jour. Il se souvient du marché où accouraient tous les cultivateurs de la région, de quelques excursions avec son père dans le parc national de la Pendjari. Jusqu’à l’âge de douze ans seulement, parce qu'ensuite sa famille et quelques autres sont descendus vers la côte pour trouver un meilleur avenir, et c’est dans les faubourgs de Porto-Novo qu’elles se sont installées, évitant Cotonou la géante.

Il y a séjourné quelques années, avec ses copains de toujours, venus également de Tanguiéta, le timide Talari et le fougueux Sambiena, et surtout la douce Alida, aux cheveux aussi légers que le vent, si noirs qu’à côté d’eux la nuit paraissait pâle. Années d’insouciance avant qu’il ne s’aperçoive en grandissant que l’espace lui manquait.

Pour l’Afrique, le Bénin  – ex-Dahomey – est un petit État, un rectangle d’un peu plus de 110 000 kilomètres carrés perpendiculaire au golfe de Guinée. Ce n’est pas qu’on y vit mal, mais on s’y sent peut-être à l’étroit quand on est un jeune comme Houessou qui a dix-huit ans. Même si la situation politique s’est assagie (les soubresauts qui ont suivi la décolonisation – coups de force et régime marxiste – se perdent maintenant dans le passé), le pays, d’un point de vue économique, se traîne. Et surtout, il dépend trop pour ses échanges du gigantesque Nigéria. Sans parler de la menace djihadiste. Elle vient du Nord, avec une infiltration grandissante au Burkina tout proche. 

Tout cela ne donne pas d’excellentes perspectives et c’est la raison pour laquelle Houessou a décidé de forcer le destin. Autour de lui, la famille s’est cotisée, et un matin à 7 heures, il est monté dans le bus en partance vers les hautes latitudes, ignorant s’il gagnerait l’Europe par le Maroc ou la Libye, s’en remettant au bon vouloir des passeurs. Il y avait, à côté de ses parents et de ses huit frères et sœurs, Talari et Sambiena, bien sûr ; Bélif aussi, de Parakou ; Bassa, Affou, Zedou et Chabi venus d’ailleurs ; et en retrait, Alida, dont les yeux déjà portaient le deuil d’un voyage sans retour. Qui pouvait savoir en effet s’il parviendrait au but, et si ce but atteint, il aurait l’envie, l’énergie ou l’argent pour revenir à Tanguiéta ou Porto-Novo.

Cinq ans se sont écoulés et s’il a échangé des nouvelles par SMS avec Alida quand il est arrivé en France, les messages se sont espacés, perdant de leur consistance, et il se doute, même si c’est un sujet qu’ils n’ont jamais abordé, qu’elle est devenue une femme mariée. 

Mais l’avenir se présente devant lui, il s’y accroche, il faut arracher ce fichu papier, bon sang, et conserver l'espoir, il suffit de penser à Hamid qui vient d’obtenir le sien.

Ils se dirigent maintenant tous les deux vers la place des Vosges. Des réfugiés y ont été regroupés par des associations pour les rendre « visibles ». C’est un réflexe de se faufiler entre les tentes et d’essayer d’y trouver d’autres Afghans, d’autres Béninois, pour bavarder et retisser quelques fils du passé.

On ne sait pas jusqu’à quand durera ce campement, mais le dossier a été pris en charge par l’adjoint Yann Brossat à la Ville de Paris qui se fait fort de fournir une solution d’hébergement à tout le monde.

Cela ne coûte rien d’y croire.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

9 août 2021

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