Chroniques vingt-et-unièmes — Faire la pause — 2 août 2021


 Faire la pause


Une année chaotique, comme il n’en a jamais connu de sa carrière. Entre restrictions sanitaires à gérer au dernier moment et grogne des étudiants condamnés à avaler des vidéos sur une mauvaise chaise dans leur piaule de quinze mètres carrés. Cloîtrés chez eux alors qu’ils se réjouissaient de la fête permanente que représente Paris dans leur imaginaire !

Et puis Parcoursup qui a encore généré ses torrents de déceptions…

Une année chaotique, et le professeur Marcus, à juste titre, apprécie cette période de vacances qui débute pour lui. Mais une autre vague de contestation monte, qui, il l’espère, touchera moins l’unité de physique de Jussieu. Ce mouvement est né « du manque de places en master ». Quoiqu’on puisse le formuler différemment : « des nouvelles places qui n’ont pas été créées en master ». 

Car avec les résultats exceptionnels au bac observés ces précédentes années, la population d’étudiants en première année de faculté a gonflé. Et comme il faut laisser des perspectives aux entrants, beaucoup sont passés en deuxième année sans que leurs notes le justifient nécessairement. Et maintenant, en troisième année, en licence donc, un mur se profile : les places en master augmentent moins en nombre que celles en licence, les deux dernières années restant sélectives. Parce qu’on ne peut pas indéfiniment décerner des diplômes qui n’auront aucun débouché économique.

Ce qui semble une évidence ne l’est pas pour tout le monde si l’on considère que la formation est un dû, lequel ne saurait être bousculé par les viles réalités matérialistes.

C’est dans les cursus de droit et de psychologie que le phénomène est le plus aigu, les syndicats étudiants y réclament un alignement des places sur celles en licence.

Pourtant, si l’on s’intéresse au cas de la filière de psychologie, celle-ci en termes quantitatifs se porte bien. On compte un tiers de psychologues en plus en quatre ans sur le marché. La moitié des diplômés occupent un emploi à temps plein au bout de 18 mois, et les trois quarts après trois ans. Ce n’est pas si mal, certes, mais ce n’est pas dans ce métier que l’on fait fortune : à l’issue de ce laps de temps, le salaire dépasse rarement deux fois le SMIC. Alors qu’il s’agit d’un bac + 5.

Et nombre d’entre eux restent des années à attendre un véritable poste tout en exerçant divers petits boulots alimentaires, une situation qui les maintient dans un état d’amertume et d’insatisfaction permanent et vient grossir les rangs de la contestation dans les rues.

Seule issue à cette situation : que les Français, qui figurent déjà parmi les plus grands consommateurs de psychologues dans le monde (les cellules de soutien psychologique ont tendance à se multiplier) en aient encore plus besoin. 

Cette aberration n’empêche aucunement de susciter chaque année de nouvelles vocations. Les cours de psycho possèdent ce côté sympathique, presque ludique, en prise avec le quotidien,  qui ne donne pas vraiment l’impression de suivre un enseignement contraignant, et c’est peut-être aujourd’hui l’aspiration de nombreux étudiants qui ne voient aucune corrélation entre formation, activité professionnelle et moyen de subsistance.

Tu exagères, c’est caricatural, se dit Marcus, envahi par une vague de pessimisme. Pourquoi critiquer toujours les jeunes ? Après tout, cette aspiration est peut-être légitime. Qui prouve que toutes les générations qui viennent de se succéder ont eu raison ? Le bilan n’est pas si étincelant si l’on en juge toutes les fractures qui traversent la société. 

Et puis, il faut se méfier des certitudes : il a ainsi appris que la majorité des herbes de Provence vendues en France sont cultivées à l’étranger. Un comble ! Mais finalement, ce n’est pas plus singulier que la nouvelle loi voulue par Vladimir Poutine qui interdit l’appellation « champagne » – champanskoïé en langue locale – aux vins pétillants qui ne sont pas produits sur le territoire russe. Les Moët Hennessy, les Lanson, les Veuve Clicquot en sont quittes pour revoir leurs étiquettes, à condition que leur désormais « mousseux » soit agréé par les autorités du pays.

On dévie, on dévie.

Marcus verrouille pour quatre semaines la porte de son bureau. Chassant ses idées noires, il a une pensée heureuse pour Thomas qui vient de réussir début mai l’agrégation d’histoire. Un succès qu’il met un peu à son crédit pour lui avoir inculqué, en temps que père et dès le plus jeune âge, ce goût des événements anciens qui, comme des petits ruisseaux, ont fait grossir le fleuve du présent dans lequel le monde se débat d’aujourd’hui. Lui n’est pas autant féru que son fils, loin de là, mais il se demande comment ce monde, justement, peut être compris si le passé n’en donne pas les clés.

Les salles sont vides, le bâtiment se dresse comme un navire abandonné, ses pas résonnent dans les couloirs désertés, d’habitude si animés. À la sortie de l’ascenseur, dans le hall immense, un vigile lui adresse un léger salut d’un geste de la main, blouson marine serré et casquette bien vissée recouvrant presque les oreilles. Il est jeune, la trentaine pas plus, et Marcus reconnaît sa mine enfantine. Plusieurs fois, à son grand étonnement, il l’a entendu parler de Kant et de Freud, mais aussi de Françoise Dolto et de Claude Halmos, avec des paroles qu’on ne trouve pas ordinairement dans la bouche d’un tel employé, un exutoire sans doute pour combattre les phases de désœuvrement qui peuvent l’atteindre durant les heures creuses de son métier. Ou alors, c’est un ancien étudiant en psychologie qui a réussi son master. On a donné au moins la liberté à chacun de suivre la voie qu’il souhaitait, sans issue professionnelle. Est-ce un progrès social ?

Marcus descend la rue Linné et s’éloigne du campus qui semble maintenant une figure anachronique dans le paysage. Une pluie drue vient de lessiver les avenues qui étincellent aussitôt comme une vaisselle d’argent. Malgré les averses à répétition, la température demeure clémente, incitative aux poussées de colère. Les antivax et antipass vont sûrement battre à nouveau le pavé ce week-end, et au besoin en tirer des munitions. Lui ne sortira pas, regardera les JO à la télé, sans se laisser décourager par la défaite de Teddy Rinner en quarts, parce que les meilleures choses ont une fin, et qu’il reste Paris 2024 pour se rattraper.

Allons, il est temps de faire la pause.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

2 août 2021

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