Chroniques vingt-et-unièmes — Des problèmes sans solution — 23 août 2021


 Des problèmes sans solution


Hasard sans doute du calendrier en ce jour de célébration chrétienne, les talibans ont pris Kaboul un 15 août, ou plutôt sont entrés comme à la parade dans Kaboul, déclarée ville ouverte sans le dire, à l'instar de la plupart des capitales provinciales qu’ils ont conquises les unes après les autres.

Un événement majeur selon la presse occidentale, horrifiée du retour à des temps obscurs, un sentiment que partagent évidemment les populations civilisées nourries aux droits de l’homme, et surtout à l’émancipation de la femme. 

Émeline en fait partie et elle a suivi heure par heure sur les chaînes d’info en continu – qui savourent là leur raison d’exister – la tragédie, probablement sensibilisée par le cas d’Hamid, son protégé et réfugié afghan, qui n’a plus aucune nouvelle de sa famille. Elle revoit en boucle les candidats au départ qui s’entassent à l’aéroport, les désespérés accrochés aux carlingues des avions qui décollent, les soldats américains qui lancent des tirs de sommation pour défendre un ordre précaire, les morts déjà…

L’Afghanistan, une nation entière donc, qui sombrerait dans la sauvagerie.

Mais de quoi s’agit-il ?

Le nombre des talibans ne dépasse pas 80 000. Ils ont pourtant réussi à placer sous leur joug en un temps éclair tout le pays qui compte 38 millions d’Afghans. Si on esquissait une comparaison –  et Émeline ne se prive pas de le faire – ce serait avec les invasions qui ont terrassé l’Occident romain au Ve siècle, une centaine de milliers de « Barbares » contre une trentaine de millions d’habitants à l’époque, peu déterminés à se battre, ayant abandonné la garde de leurs frontières à des mercenaires. Une nouvelle illustration de ce qui régit la vie et la mort des empires que développe au XIVe siècle l’historien arabe Ibn Khaldoun dans son Livre des Exemples.

Car la résistance est rare, réduite pratiquement à une voix, celle d’Ahmad Massoud, retranché dans cette vallée escarpée qu’est le Panchir, fils du fameux commandant qui se dressa naguère contre les troupes soviétiques et les talibans de la précédente génération.

Il n’est certainement pas représentatif de la population qui se divise en multiples ethnies opposées les unes aux autres depuis des millénaires, si ce n’est depuis toujours.

C’est peut-être ce qu’a compris le président Ashraf Ghani Ahmadzai qui, dans une même journée, a réussi l’exploit d’annoncer le matin une mobilisation renforcée et sans faille contre les envahisseurs, et de s’enfuir en catimini le soir. À sa décharge, il manquait peut-être un peu de légitimité, élu pour son dernier mandat avec à peine la moitié des votes dans un climat d’attentats et un océan d’abstentions frôlant 90 % des inscrits. En conséquence, les militaires lui ont emboîté le pas – l’exemple vient souvent du haut – en s’évanouissant dans la nature, c’est-à-dire en endossant des habits civils, abandonnant à l’ennemi toutes les armes et le matériel de combat fourni par les Américains. Un grand classique.

Les radios, les télés, la presse publient beaucoup de témoignages de réfugiés d’hier et d’aujourd’hui décrivant les exactions des talibans. Le regard déborde de compassion, ce sont les cris déchirants, qui ne peuvent laisser indifférent, de personnes dont le seul but était de poursuivre un semblant d’existence sur un territoire qui essayait de retrouver la normalité après l’intervention alliée de 2001 consécutive à l'attaque des tours jumelles.

On joue inéluctablement sur les émotions et on critique au passage le coupable idéal de ce désastre : les États-Unis.

On évoque beaucoup la légèreté de Joe Biden, qui vacille déjà de son piédestal. On dénonce « le naufrage de l’administration américaine » – dans une affaire qui a quand même coûté aux États-Unis la vie de 2 500 soldats et près de 2 300 milliards de dollars en 20 ans –  et, d’une manière générale, la communauté mondiale. On craint aussi un nouveau sort funèbre pour le périmètre des ex-Bouddhas de Bâmiyân, qui était en voie de réhabilitation grâce à des fonds internationaux, inscrit sur la liste des sites en péril de l’Unesco  – Quel esprit visionnaire !  – et qu’on peut définitivement classer dans celle des merveilles détruites à tout jamais.

Mais malgré ces milliards déversés, l'Afghanistan est resté l’un des endroits les plus pauvres de la planète (Où se sont-ils volatilisés ?) Et on parle peu de la responsabilité des talibans et des Afghans eux-mêmes dans cette catastrophe. À Kaboul, par exemple, la population, « lassée de la présence américaine », a accueilli les « étudiants en théologie » en libérateurs. Dans un monde idéal, il conviendrait que les Occidentaux assurent la sécurité du pays, mais de loin, sans se montrer, sans immixtion, car cela serait considéré comme du néocolonialisme. Toujours « protéger sans contraindre », un parallèle qui peut être fait avec la situation sanitaire en France.

Bien entendu, il existe un certain nombre d’Afghans qui souhaitent adopter les standards occidentaux – et ce sont ceux-là qu’on entend dans les médias –, qui fuient l’arrivée des envahisseurs et le retour à l’apocalypse. Une minorité aussi approuve la victoire des islamistes, réceptifs au discours d’un Dieu grand, voire très grand et même super-héros. Mais la plupart, inféodés aux chefs de village ou de tribus, manifestent de l’indifférence en courbant le dos, habitués à vivre depuis des siècles sous la férule de régimes autoritaires. Et c’est bien là que réside le problème, le mot « démocratie » n’étant rien de plus qu’un vocable importé dans le vocabulaire afghan.

Alors, c’est vrai, songe Émeline –  et Xavier ne la contredirait pas sur ce point – les tentatives d’instaurer la lumière ont échoué dans le pays, mais cette lumière tamisée, jetée par un phare occidental de plus en plus assailli et contesté, avait-elle une chance d’atteindre son but ?

Dans ce retournement de situation, la Russie et la Chine poussent discrètement leurs pions, s’interdisant  – on l’aurait deviné – toute critique au nom du « principe de non-intervention dans les affaires intérieures d’un État », mais déjà prêtes à collaborer avec les talibans pour redresser l’Afghanistan. 

C’est de bonne guerre, si l’on peut dire, et il restera à l’Europe et aux États-Unis l’honneur de gérer les conséquences de la crise, d’accueillir dignement ceux qui espèrent ébaucher une existence nouvelle. En France, leur nombre issu de ce pays – 45 000 officiellement aujourd’hui – augmentera légèrement, mais suffisamment pour relancer l’éternel débat sur l’immigration, et la vie reprendra son cours.

Émeline attrape la télécommande pour éteindre le poste de télé. Pendant deux heures, elle a zappé de BFM à LCI, de CNews à Franceinfo. Elle en sort épuisée, ayant atteint son quota supportable de problèmes sans solution.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

23 août 2021

Commentaires

  1. Kaboul, aout 2021: une impression de déjà vu. La plupart des commentateurs pointent maintenant un doigt accusateur vers Joe Biden. C'est pourtant d'abord le résultat de la politique de l'administration Trump, il me semble.

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    1. Oui, la décision a été prise par la précédente administration mais on peut reprocher à Joe Biden de n'avoir pas su organiser, alors que ce retrait était prévu depuis des mois, une "retraire en bon ordre" afin de ne plus revoir les images de 1975 à Saigon.

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