Chroniques vingt-et-unièmes — Vivre ensemble —5 juillet 2021


 Vivre ensemble


—  Plus de 170 morts dans des attaques de djihadistes au Burkina Faso, soupire Jean-Bernard en reposant son smartphone.

—  Je suis bien contente que tu aies quitté l’armée, répond Élise qui essaie de venir à bout de mots fléchés.

Dans la zone subsaharienne, les mauvaises nouvelles s’accumulent : les massacres de djihadistes qui se répètent face à des armées locales impuissantes ; le deuxième putsch militaire au Mali par des officiers qui ont une attitude plus qu’ambiguë vis-à-vis des terroristes, alors que l’armée ne contrôle plus que Bamako. Au Moyen-Orient, la situation n’est pas plus enviable, les talibans accentuent leur pression avec le départ des Américains au point que ceux-ci envisagent de « ralentir » leur retrait.

—  Au Sahel, il est temps de mettre les voiles, je crois que c’est la bonne décision car c’est l’histoire sans fin.

Élise relève la tête :

—  Toi, tu dis ça ? Alors tu rends les armes, tu abandonnes le combat ?

—  Ce n’est pas un abandon, il faut bien constater que l’opération Barkhane ne sert plus à rien. 5 000 soldats pour un territoire aussi grand que l’Europe. On n’aura pas les djihadistes. Tu en tue dix et il en revient cent. Finalement, ils appliquent la même méthode que la France au temps de la colonisation.

—  Qu’est-ce que tu veux dire ? demande Élise de plus en plus étonnée.

—  À partir des années 1890, la France a conquis son empire colonial en Afrique avec des soldats africains, les fameux tirailleurs sénégalais dont la plupart, d’ailleurs, ne venaient pas du Sénégal. C’était un cercle vicieux : la colonisation déstabilisait les économies locales et enfonçait les populations dans la pauvreté. La France, moyennant une solde conséquente et une ration alimentaire journalière, recrutait alors des hommes, beaucoup de l’ethnie bambara, réputés être des guerriers dans l’âme, qui cherchaient à assurer leur survie. La colonisation continuait avec ces forces nouvelles, et ainsi de suite. Aujourd’hui, le terrorisme déstabilise le Sahel tout entier, poussant les populations au désespoir et à la précarité, et les djihadistes recrutent, comme au bon vieux temps des colonies.

—  D’accord, mais revenons au sujet, il me semble que la France est au Sahel pour défendre les valeurs universelles…

—  Oui, mais il n’y a que la France justement qui les défend. Sur place, à part le Tchad, les armées africaines sont inopérantes. Et l’Europe ne se bouscule pas pour aider… Et puis, si tu veux bien, je vais faire de la Realpolitik.

« Écoutez tous ! » crie Élise, s’adressant à une assemblée virtuelle. Jean-Bernard adore se lancer dans des longues leçons de géopolitique dont il tire les arguments de son cursus militaire. Il ne tient pas compte du ton moqueur et continue :

—  Bien sûr, nous avons nos valeurs universelles, mais je dirais plutôt que ce sont nos valeurs occidentales, ce qui réduit déjà beaucoup leur champ d’application. 

—  Parce que tu penses qu’elles ne doivent pas s’appliquer à la terre entière ?

—  Pour les faire appliquer ailleurs, pour se faire entendre, c’est comme la diplomatie, il faut avoir la puissance économique ou militaire. Pour ce qui est de l’économie, l’Occident serait plutôt en déclin et côté militaire, ce n’est pas vraiment dans l’air du temps. Par exemple, notre sacro-sainte liberté d’expression, elle semble la quintessence de notre développement, et je pense évidemment aux caricatures de Charlie

—  On n’y touche pas à celle-là ! 

—  On n’y touche pas, on n’y touche pas…, c’est vite dit. On a bien sûr le droit d’exprimer le fait qu’on n’est pas d’accord avec quelqu’un ou quelque chose – c’est le principe de la liberté d’expression –, mais sans insulter…

Élise a posé son magazine et son crayon sur la desserte. Pas besoin de consulter ses yeux pour constater qu’elle s’insurge :

—  Mais Charlie n’a pas insulté !

—  Pour nous ce n’est pas une insulte, quoi que…, mais en face, pour des musulmans profondément ancrés dans leur dogme et leurs coutumes, c’en est une, et il faut en tenir compte…

—  Ah ça, non !

—  C’est pourtant le principe de la vie en société, du fameux « Vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles. C’est un choix : est-ce qu’on veut une société apaisée ou une société se disant libre mais où l’on blesse les autres dans leurs convictions en attisant ainsi des réactions violentes ? Par exemple, sans même parler des caricatures, imagine que dans la vie de tous les jours, dans les rapports entre personnes, chacun dise constamment ce qu’il pense, qu’il soit cash – ce terme très à la mode qu’on entend souvent… Mais la vie serait intenable ! Nous serions toujours en train de nous égratigner les uns les autres, ce serait la castagne permanente !

—  On dévie…

—  Non, on ne dévie pas. Je vais paraître vieux jeu, reprend Jean-Bernard qui essaie d’être plus explicite, mais je pense que la libre expression c’est permettre de dire des choses que l’on croit exactes et non blessantes. Ce n’est pas d’affirmer des choses dont on sait qu’elles sont fausses ou avoir des propos insultants. Revenons aux caricatures. Celle qui montre le prophète Mahomet les fesses à l’air ou le pape Benoît XVI comme un pédophile même si elle doit être prise au second degré, ne me semble pas entrer dans la première catégorie. Pourtant, j’appartiens à cette population très minoritaire de non-croyants, aux 16% de personnes sur terre qui ne se réclament d’aucune des cinq grandes religions – ce qui ne les empêche pas par ailleurs d’adorer un petit dieu ici et là. Et quand on affirme que la liberté d’expression n’est pas négociable, j’insiste mais il faut être sûr de ses arrières, il faut avoir les moyens de faire respecter cette affirmation. Or les frontières sont des passoires, rentre en Europe qui veut. Et que fait-on des millions de Français expatriés, on les laisse en rase campagne ? Regarde ce qui se passe au Pakistan, les Français qui y vivent restent cloîtrés, n’osent plus sortir de chez eux…

—  Oui, je sais, c’est inadmissible !

—  Sans doute mais une fois qu’on a dit ça… En fait, beaucoup de gens ne se rendent pas compte de l’évolution du monde en vingt ans avec Internet. Il est devenu global, un mot prononcé de travers est aussitôt repris et connu à 20 000 kilomètres de là, nous ne sommes plus entre nous, ça change complètement la donne…

—  Quel monde pour nos enfants ! Pauvre Judith, pauvre Quentin, pauvre Vanessa…

L’avenir apparaît soudainement à Élise saturé d’orages. Jean-Bernard conclut :

—  Je ne crois pas que Quentin ait conscience de quoi que ce soit, c’est l’avantage d’être jeune, et je me rappelle avoir été pareil. Mon grand-père répétait toujours : « Je préfère avoir mon âge. Quel monde on va vous laisser ! » Heureusement, le monde s’est toujours adapté et va continuer à s’adapter. Il suffit de prendre les bonnes décisions à temps, mais de toute façon, au pied du mur, on les prend…

Élise soupire. C’est elle qui doit s’adapter à ce que vient de dire Jean-Bernard.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

5 juillet 2021

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