Chroniques vingt-et-unièmes — Trop parler —19 juillet 2021


 Trop parler


La nouvelle a jeté un froid, et annonce même l’orage dans un ciel qui paraissait pur. Ludivine et Quentin l’ont apprise ce matin par Tik Tok et Twitch, trop occupés la veille au soir à arpenter chacun de leur côté les rues de la capitale dans ses derniers feux. 

Ainsi, la vaccination deviendrait obligatoire pour les soignants, et peut-être même ensuite, chose impensable, pour toute la population. 

Ainsi, l’utilisation du pass sanitaire serait étendue à tous les lieux de divertissement et d’activité, tous les lieux de vie en somme.

La conséquence pour eux est simple. Ludivine, qui a décroché deux stages – l’un le 22 juillet au festival de Brive où pendant son service elle espérait apercevoir Grand Corps Malade, Jean-Louis Aubert, Slimane et Vianney ; et l’autre le 19 août au « Motocultor Days » près de Vannes, bien que le rock métal ne soit pas sa tasse de thé (mais on prend ce qu’on trouve) – va devoir tendre son épaule si elle ne veut pas y renoncer. 

Même chose pour Quentin qui va faire partie du staff d’une colonie de vacances dans l’Ardèche.

À condition que les délais le permettent, car depuis les annonces présidentielles, c’est le rush, il faut compter en moyenne 17 jours pour obtenir un créneau de vaccination.

Et pour eux cette décision est honteuse, c’est une restriction de leur liberté, une grave atteinte à ce qui leur est le plus cher : ce sentiment indéfectible d’éternité, de santé inaltérable. 

Ludivine était venue fêter avec les autres de la promo la fin des cours à Nanterre, et elle ne sait pas comment Quentin procède mais il arrive toujours à créer le vide autour d’eux, à faire en sorte que leur rencontre qu’elle croit fortuite se transforme en tête-à-tête. Pourtant, depuis la fameuse soirée où elle n’a pu faire autrement que de passer la nuit dans le studio de son amoureux transi rue Réaumur, recroquevillée sur le lit et lui figé dans le fauteuil, elle cherche à l’éviter. Heureusement, elle a réussi à attirer Benoît d’un geste discret de la main et maintenant ils sont trois à ressasser cette décision incroyable.

Ou plutôt deux, car contrairement à Ludivine et Quentin totalement hostiles à la vaccination, Benoît reste silencieux à les écouter. Comme eux, il va passer en année supérieure, préparer la licence d’arts du spectacle.

 Chétif, les cheveux ramenés en arrière et maintenus par un catogan, il est souvent tenu à l’écart des autres postulants au diplôme convoité d’intermittent du spectacle (art = intermittence ?). Ludivine s’est plusieurs fois demandé pourquoi il avait atterri dans cette filière. Elle possède une partie de la réponse par des témoignages de certains qui l’ont connu avant l’Université. Il semble qu’il était classé comme un « surdoué », ayant compris peut-être un peu plus vite que les autres comment fonctionnait le monde, mais qu’il ait dilapidé ce capital qui lui avait été offert à la naissance. Faute de goût pour des carrières trop rationnelles, il s’est senti attiré par un monde où se fabrique le rêve. Mais, vestige de ses années de lycée en section scientifique, il lui reste la passion pour les mathématiques.

Ils ont trois sur un banc. Machinalement, Quentin fait bruisser un pop-it – la dernière folie des ados – fauché à sa sœur Vanessa. Au-dessus, le ciel est si chargé que l’on s’attend chaque instant à voir se déverser des tombereaux de pluie, il a la couleur des noirceurs d’automne, strié de veines profondes, et on hésite à se croire en juillet, un court instant seulement, car les déchaînements d’intempéries en Allemagne et en Belgique vous ramènent à la raison.

Benoît écoute toujours. Ludivine et Quentin n’ont pas vraiment fait attention aux différents commentaires politiques qui ont suivi les nouvelles décisions sanitaires. On a entendu parler de « dictature » par des gens qui savent certainement très bien de quoi ils parlent. De vaccins en « phase expérimentale » alors que déjà trois milliards de doses ont été injectées dans le monde. La jeune fille a seulement en tête les remarques réactionnaires de son père Xavier, du genre : « Pendant que 20 000 antivax manifestaient contre les vaccins, 3 millions ont pris rendez-vous pour se faire vacciner. » Ou bien « Ceux qui refusent la vaccination pourraient se sentir bien en Tunisie qui manque cruellement de doses et lance un appel à l’aide internationale. » C’est vraiment du grand n’importe quoi, il n’a absolument rien compris ! 

Et la conversation tourne autour des bars où, faute de ce sésame décrété, on ne pourra plus décompresser. Alors, Quentin sort cet argument massue :

—  Au Royaume-Uni, les personnes vaccinées représentent 40% des nouvelles personnes contaminées… C’est fou ! C’est bien la preuve que le vaccin ne marche pas !

—  Au contraire !

Benoît n’a pu résister. Dans ces raisonnements, il y a des choses qui le chiffonnent.

—  Ah oui ? rétorque Quentin en le fixant d’un air farouche (Il ne peut s’empêcher de ressentir une certaine animosité : que fait cet intrus à s’immiscer entre lui et Ludivine ?)

Benoît explique timidement :

—  Je crois qu’il y a une confusion dans les termes. On confond le fait d’avoir reçu les doses de vaccin et le fait d’être immunisé. Or les laboratoires sont clairs : les vaccins sont efficaces entre 85 et 95%. Qu’est-ce que ça signifie ? Ça veut dire, par exemple pour un vaccin efficace à 90%, que sur 100 personnes ayant reçu les doses, 90 vont développer une immunité au virus. Le reste est facile à comprendre avec un peu d’arithmétique. Je me suis livré hier à un petit calcul et je l’ai sous les yeux.

Benoît déplie une feuille de papier tirée de sa poche alors que Ludivine et Quentin croisent leur regard, éberlués (Il nous fait quoi, là ?)

—  Prenons comme premier exemple le cas d’une population vaccinée à 70% avec un vaccin efficace à 90%, poursuit Benoît. Ça veut dire que sur 100 personnes, 30 n’ont reçu aucune dose et que sur les 70 personnes vaccinées avec deux doses, 7 n’ont pas été immunisées, ce qui les ramène au cas des 30. Nous avons donc 37 personnes risquant d’être atteintes. Pour un virus circulant de façon aléatoire et provoquant des contaminations, les 30 premières personnes non vaccinées représentent une proportion d’environ 81%, rapportées aux 37, alors que pour les 7 autres vaccinées mais non immunisées, c’est 19%. On peut donc dire que sur l’ensemble des personnes contaminées, 19% ont été vaccinées, ce qui n’a rien de choquant compte tenu de l’efficacité à 90% du vaccin.

» Maintenant, supposons que 90% de la population ait été vaccinée. Avec le même raisonnement, on déduira que ces 90% représentent 47% des personnes contaminées, soit presque la moitié.

» Et en poussant le bouchon un peu plus loin, c'est-à-dire avec 100% de la population ayant reçu les deux doses, ces personnes  représenteront 100% des contaminés, toujours en appliquant le même calcul. Et c’est logique puisque tout le monde a été vacciné. Les personnes contaminées sont forcément celles qui n’ont pas développé d’immunité. Finalement, plus il y a de personnes vaccinées dans une population, plus on va en retrouver en pourcentage parmi les contaminés, celles qui n’ont pas été immunisées, bien sûr. Vérifie et tu verras que j’ai raison.

—  Ouais, ouais, je vérifierai mais ça ne correspond pas aux chiffres du Royaume-Uni.

Quentin est furieux. Il n’a pas complètement suivi le raisonnement de Benoît mais il sent qu’il a raison, et ça c’est dur à admettre, surtout devant Ludivine.

Benoît, plus sûr de lui, reprend :

—  Ce que j’ai fait, bien sûr, est un calcul théorique qui suppose que le virus circule de façon uniforme dans tout le pays et dans tous les milieux, ce qui n’est évidemment pas le cas. Et puis je pense qu’on ne détecte pas l’ensemble des contaminés. C’est probablement inégal aussi selon les régions et les milieux.

—  Moi, en tout cas, je décroche, bâille Ludivine.

Elle n’est pas loin de considérer Benoît comme un traître de classe. Même si son calcul est juste, il doit faire corps avec eux. On croirait entendre son père. Pourquoi l’a-t-elle attiré ? Quentin au moins la fait rire.

Elle se lève car une grosse goutte vient de s’écraser sur une dalle de ciment, suivie par quelques autres. Ce qui se prépare dans le ciel est indescriptible. Elle court en criant :

—  Qui m’aime me …

Le dernier mot n’est pas sorti de sa bouche mais le premier a été lâché, et elle sent les pas précipités de Quentin derrière elle. Benoît a trop parlé, et elle aussi.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

19 juillet 2021

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