Chroniques vingt-et-unièmes — Tracer son chemin — 21 juin 2021


 Tracer son chemin


Jour d’élections. Régions et départements renouvellent leurs conseillers. Xavier et Émeline se déplacent vers le bureau de vote, lentement, poussés par une force qui tient davantage du devoir que d’une volonté délibérée, une sorte d’atavisme issu de leur plus jeune âge, sachant au plus profond d’eux-mêmes que l’enjeu est quasi nul, les régions disposant par exemple, heureusement ou malheureusement, et malgré toute l’importance qu’on veut leur donner dans cette période électorale, d’un pouvoir très limité et peu susceptible de changer, même à la marge, la vie du citoyen.

Car de quoi parle-t-on au juste ? Conséquences de la loi de décentralisation, les prérogatives des régions concernent les transports, l’entretien des lycées, la formation professionnelle et un peu d’animation économique, le tout avec un budget total de 33 milliards d’euros, soit 1/13e de celui de l’État, ce qui représente en moyenne 1,83 milliard pour chacune des 18 régions.

Que fait-on avec 1,83 milliard d’euros quand on a payé les employés territoriaux et la com – beaucoup de com ? Pas grand-chose. Les candidats le savent mais est-ce une sorte d’ignorance ou une profonde malhonnêteté intellectuelle qui les poussent à clamer le contraire ?

Car ces sommes modestes et ces pouvoirs limités par les institutions n’empêchent pas les différentes têtes de liste de dérouler un programme présidentiel, avec en tête – c’est, dit-on, la préoccupation principale des Français – la sécurité, puis l’emploi, le logement, la justice sociale, et bien sûr la promesse de bonheur.

Et puis, il y a bien sûr l’attrait du pouvoir, qui n’en est en réalité que l’apparence, pour des postulants à un titre ayant glissé progressivement au fil du temps de celui de président du conseil régional – la seule appellation prévue par la loi – à celui beaucoup plus prestigieux de président de région. Ce sont ainsi des petites féodalités d’opérette qui ressurgissent, où l’on observe des petits ducs de région côtoyer des comtes de département car là aussi le président du conseil départemental a vu son titre se transformer.

Il faudrait plutôt interpréter ces élections comme un sondage grandeur nature sur l’ensemble de la population, mais ne représentant qu’une photographie de ce qui pourrait se passer aujourd’hui s’il s’agissait de l’élection présidentielle, et sûrement pas le résultat du vote dans dix mois. Car dans cette période, il peut se passer bien des rebondissements, bien des impondérables qui peuvent remettre en cause toutes les certitudes, cela a été suffisamment démontré avec les dernières élections présidentielles, même si Jean Luc Mélenchon soutient que des attentats terroristes sont réglés à l’avance, comme si un semblant d’ordre pouvait se faufiler dans le chaos magmatique du monde.

Alors pourquoi ces élections et pourquoi y participer ? « Un truc bon pour les boomers » leur a lancé Ludivine en les regardant s’éloigner. Évidemment, dans ce système qu’elle juge obsolète, elle n’y trouve pas son compte. Ne pourrait la satisfaire que la « démocratie participative », un mode opératoire où la véritable décision appartiendrait en permanence au peuple souverain, forcément éclairé, en opposition aux élites (bien qu’il n’existe, en dehors d’un imaginaire collectif, aucune définition véritable de ces deux populations), sans intermédiaires, où toutes les décisions seraient prises au jour le jour grâce à des votes citoyens (les moyens numériques le permettent aujourd’hui), où ledit peuple disposerait du pouvoir de révoquer immédiatement, en cas d’incompétence, tout délégataire chargé de mettre en œuvre une politique décidée.

—  La foire d’empoigne permanente, a rétorqué Xavier quand elle a esquissé les contours de cette société idéale. Et cela demanderait beaucoup de temps à chacun…

—  Mais chacun, avec le revenu universel, aura le choix de travailler ou de ne pas travailler ! a grondé Ludivine.

Bien sûr, ne pas travailler, cela laisse du temps, notamment pour s’occuper de la « vraie » démocratie. C’est d’une logique imparable. Ce serait ceux ne travaillant pas qui décideraient, finalement. 

Mais lui pense aux boomers de la révolution de 1830, aux 700 morts et milliers de blessés parmi les insurgés des Trois Glorieuses qui se battirent pour un abaissement du cens électoral limitant alors le nombre de votants à 90 000 personnes – les plus aisées, bien sûr. Ainsi qu’au combat des femmes de l’entre-deux-guerres qui n’obtinrent le droit de vote qu’en 1944.

Et il est inquiet, on annonce une abstention massive pour ces régionales et départementales. Va-t-on insensiblement s’installer dans une situation à l’iranienne ou à l’algérienne, à l’occasion des élections présidentielle et législatives, où les oppositions poussent au boycott, avec le risque de sombrer dans une démocrature ou une pseudocratie ?

Un rejet des politiques se développe, sans que cette situation soit propre à la France, un rejet qui selon Xavier est plutôt celui des institutions, voire de toute autorité en général. La méfiance se propage, le mépris vis-à-vis de ceux qui veulent saisir une parcelle de pouvoir se généralise, les influenceurs de tous bords y vont de leurs commentaires. À l’exemple d’Albert Dupontel, par ailleurs admirable dans ses rôles et ses réalisations, abstentionniste convaincu, répétant que les candidats à la présidentielle se battent pour être le capitaine d’un bateau qui coule. Pourtant, le bateau a l’air de couler depuis des siècles, il faut croire que les « gouffres amers », tels que les imaginait Baudelaire, n’en veulent pas, où qu’il est enveloppé de ballasts l’empêchant de sombrer, ou même que la pression d’Archimède s’y manifeste autour de lui beaucoup plus qu’ailleurs.

Il prend la main d’Émeline. Traçons notre propre chemin. Elle se tourne vers lui et sourit.

—  Je vois que tu réfléchis depuis un quart d’heure, je ne sais pas à quoi tu penses mais tu as sûrement raison.

La connivence. Oui, c’est bien pour ça que nous sommes ensemble.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

21 juin 2021

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