Chroniques vingt-et-unièmes — L'instant zéro — 7 juin 2021


 L'instant zéro


Une pause dans le Jardin des Plantes après le parcours du combattant de Parcoursup que le professeur Marcus vient d’accomplir en tant que membre du comité de sélection de Jussieu.

Pendant cette période intense, il ne s’est octroyé qu’un instant de relâche avec le concours de l’Eurovision qu’il a regardé dans son intégralité, calé dans son fauteuil en picorant une pizza, une façon rapide d’appréhender l’état de l’art de la chanson en Europe, de se tenir au courant, tout en écartant certaines prestations qui ressemblaient plus à un numéro du Crazy Horse ou à une exhibition un peu rétro de poupées Barbie. Mais pourquoi critiquer, c’était au moins une manifestation pacifique, une parenthèse bienvenue, une respiration attendue dans une géopolitique parfois violente. Et puis, il doit avouer, peut-être faut-il attribuer cela à un chauvinisme déplacé, et c’est ce que pense son fils Thomas, qu’il a pour une fois  aimé la prestation de la France, celle de la chanteuse Barbara Pravi, toute de  simplicité et de fraîcheur, élément insolite et détonnant dans cette atmosphère saturée de strass.

 Parcoursup. La tâche est devenue de plus en plus ardue au fil des années. Le problème est la surnotation effrénée à laquelle se livrent en un jeu à somme nulle une partie des lycées pour accorder le plus de chances à leurs élèves. La conséquence évidente est qu’on ne sait plus très bien ce que vaut un 17 ou un 18 pour un postulant. Est-ce un lycéen surdoué ou a-t-il bénéficié d’un coup de pouce très favorable ? Il faut être un expert de la notation de chaque établissement pour le savoir, qui d’ailleurs évolue régulièrement dans un sens ou en un autre selon les consignes des proviseurs, ce qui demande du temps, de l’énergie et de l’expérience. Un investissement qui malheureusement débouche souvent sur beaucoup de déceptions chez les candidats écartés. Comment admettre de se trouver 500e en liste d’attente pour une prépa ou une université avec une note agrégée de 17 ? Il faut bien se résoudre à reconnaître que devant se situent des dossiers avec 19, 20, voire 21 de moyenne.

Il est loin ce temps  – Marcus l’a bien connu au moment de ses propres études – où les meilleurs d’une classe de terminale finissaient péniblement l’année avec 12 de moyenne en contrôle continu, les deux tiers des élèves ne parvenant pas à franchir le seuil fatidique de 10. Le contexte a changé, on attache plus d’importance aux conséquences psychologiques d’une mauvaise note, on ne souhaite pas décourager, « enfermer le jeune dans la spirale de l’échec », quitte à ce qu’il y soit confronté plus tard avec stupéfaction et amertume dans la vie active, et dans la plupart des cas, on accorde au moins la moyenne à chaque devoir ou épreuve. C’est un glissement progressif vers le haut qui s’est opéré mais il faut en assumer les conséquences, et les conséquences, ce sont les résultats records du bac envoyant des bataillons d’étudiants vers les études supérieures, augmentant d’autant la sélection et les déçus de Parcoursup devant l’instant zéro des résultats.

Marcus se garde bien d’avoir publiquement une opinion affirmée  sur le sujet, il la garde bien secrètement en lui, il suit le mouvement, cet esprit de bienveillance généralisé, évitant ainsi d’être traité d’anti-progressiste. 

Et puis, une perspective le détache de ces contingences.

C’est le milieu de la journée, la foule a reconquis le Jardin des Plantes. Renversé sur son banc favori, les mains repliées derrière la nuque, il affiche un air guilleret et sifflote. Car l’événement a de quoi le satisfaire : c’est le lancement prévu le 31 octobre prochain par une fusée Ariane 5 du télescope spatial James Webb qui observera l’Univers dans un spectre de 0,6 à 28 micromètres, bien plus efficacement que son ancêtre Hubble. Un peu technique pour les profanes mais pas pour Marcus. À une orbite de 1,5 million de kilomètres de la Terre, au point dit de « Lagrange L2 », il sera capable de traverser le nuage primordial d’hydrogène qui mit 200 millions d’années à céder la place aux premiers corps célestes, et d’observer l’état du Cosmos au premier milliardième de milliardième de seconde, face au mur de Planck, infranchissable avec les outils mathématiques dont on dispose, derrière lequel la relativité générale et la mécanique quantique n’ont plus cours,  où il ne règne qu’un temps imaginaire et où une autre physique – ce sera la tâche d’un futur Prix Nobel – doit être inventée, c’est fou quand on y pense.

Évidemment, il y aura toujours des déçus de ne pas pouvoir observer l’Instant zéro lui-même, et même ce qui préexistait avant, une idée qui donne le vertige, celui de l’infini. Mais après tout, contrairement à une idée répandue, le Cosmos, comme le temps, sont des notions finies.

Car on a fait les comptes, les moyens le permettent aujourd’hui, ce sont 2 000 milliards de galaxies comportant chacune des milliards d’étoiles qui peuplent l’Univers. C’est beaucoup mais c’est dénombrable, il existe donc des limites.

Et le temps aussi trouve son origine, dans notre référentiel du moins, débutant 13,8 milliards d’années avant le présent.

Mais il y a toujours cette question qui nous taraude, ou qui taraude certains esprits qui ne veulent pas se contenter d’avoir posé par hasard les pieds sur terre, c’est « Et avant ? » Avant le Big Bang ? Question à la résonnance abyssale. On suppose que juste à l’instant zéro, et forcément avant, l’intégralité de l’Univers occupait un volume pas plus vaste qu’un neutron, avec une masse négligeable – 20 millionièmes de gramme, le reste n’étant qu’énergie pure –, parce qu’il faut toujours le répéter, tout n’est que vide, aussi bien dans l’immensité de l’espace que dans la diversité de la matière.

Un astrophysicien a utilisé l’image d’une feuille de papier sur laquelle seraient disséminés des points figurant chacun le volume d’un neutron. Sous l’accumulation de conditions particulières et inédites, un Big Bang se produirait sur l’un des points, donnant naissance à notre univers. Selon ce scientifique, plusieurs Big Bang pourraient même se produire en différents points, ce qui amène à conclure que notre univers pourrait se situer parmi de nombreux autres.

Mais finalement, n’a-t-on pas repoussé le problème ? Cet ensemble symbolisé par la feuille de papier est-il lui-même unique et depuis quand existe-t-il ?

Chaque chose en son temps. Avançons pas à pas, estime Marcus. Déjà, si de mon vivant, je peux connaître l’instant zéro…



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

7 juin 2021

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