Chroniques vingt-et-unièmes — Le pire n’est jamais sûr — 28 juin 2021


 Le pire n’est jamais sûr


—  Ludivine, s’il te plaît !

Ludivine qui, sac à dos sur l’épaule et cheveux en bataille, s’apprête à sortir se retourne vers sa mère :

—  Oui…

—  Tu ne portes pas de soutien-gorge ?

—  Maman, le soutien-gorge, c’est fini tout ça !

—  Ah oui, et depuis quand ?

—  Tu ne connais pas le mouvement « No Bra » ? On le suit toutes maintenant. Y en a marre de cette dictature patriarcale qui nous impose de porter un soutien-gorge. Et plus de maquillage non plus, c’est la vraie liberté !

Émeline est éberluée. Serait-ce une réminiscence de 68 où les féministes jetaient leurs sous-vêtements sur les barricades en signe d’émancipation ? L’histoire n’est pas un éternel recommencement mais on trouve ce type de constante.

—  Tu fais ce que tu veux, tu es majeure mais il y a quelque chose que je ne comprends pas : il y a des jours où tu t’habilles en chiffonnière comme si tu portais une sorte de sac et aujourd’hui tu sors à peine habillée. Je te signale que ton corsage est transparent…

—  Je m’y attendais à celle-là. On va voir mes tétons ! Rien à foutre !

—  Ça sert à rien d’être grossière…

—  Mais si ça sert, on essaie de nous formater. Il faut DÉ-SEX-UA-LI-SER les tétons une fois pour toutes ! Les mecs n’ont qu’à regarder ailleurs.

—  Les hommes sont ce qu’ils sont, tu ne les empêcheras pas de regarder.

—  On serait mieux s’il n’y avait que des femmes. On serait entre nous !

Émeline n’a jamais entendu sa fille tenir des propos aussi extrêmes. Prend-elle modèle sur Alice Coffin, élue de la Ville de Paris et auteur du Génie lesbien, qui ne veut plus lire de livres ou regarder de films faits par des hommes, n’y voyant que le « prolongement d’un système de domination » ? Qui se dit heureuse de n’avoir pas pris de mari ou de compagnon, échappant ainsi au risque d’être violée, battue ou tuée. Qui se sent agressée lorsqu’un représentant de la gent masculine lui offre un bouquet de fleurs. 

Il semble à Émeline qu’une sorte de dystopie rampante s’abat sur la société, où chacun resterait entre soi, sans contact avec ceux ne partageant pas les mêmes opinions, les mêmes origines ou le même sexe.

Elle essaie alors d’aborder le sujet par la dérision :

—  Tu voudrais que tous les hommes changent de sexe ?

—  Tiens, ce ne serait pas une mauvaise idée, s’esclaffe Ludivine. Comme ça, ils se rendraient compte de ce que veut dire vivre sous la domination.

—  Mais il n’y aurait plus de domination puisque le monde ne serait composé que de femmes !

—  Oui, ça serait kiffant ! Bon, j’y vais.

Elle va ouvrir la porte quand Émeline intervient encore :

—  Et Quentin ?

—  Quoi Quentin ?

—  Tu ne le vois plus ?

—  Non, pas en ce moment. Je sais qu’il est allé à la rave party de Redon mais il a été gazé. Je l’avais prévenu pourtant, c’est ce qui m’est arrivé aux Invalides.

—  Et tu vas rentrer tard ce soir ?

Ludivine réprime un geste d’impatience en soulevant le loquet de la porte :

—  OUI !

C’est une réponse vive, brutale, définitive. La jeunesse veut rattraper le temps perdu, on parle à l’envi d’un sacrifice de 14 mois qui va laisser chez elle des traumatismes – on le constate d’ailleurs avec les consultations psychiatriques qui dans cette population sont montées en flèche. La première manifestation en est peut-être l’abstention aux dernières élections : 87% des moins de 25 ans ne se sont pas déplacés. Va-t-on devoir compter uniquement sur les résidents des EHPAD qui, eux, ont bien voté ? Est-ce un phénomène durable ou conjoncturel ? Plus encore, est-ce un le dégoût d’un système dans lequel les nouvelles générations ne parviennent pas à s’insérer ? Elles représentent tout de même l’avenir, et cet avenir Émeline l’imagine sombre face à un cortège de forces destructrices prêtes à fondre sur un ordre qui ne tient plus que par l’habitude. 

Si la dérive continue, on ne comptera peut-être pratiquement plus de votants d’ici quelques années, le risque alors sera de voir émerger un consensus pour supprimer les élections, lesquelles coûtent cher pour l’État et les différents partis, ce qui laissera la place à toutes les aventures. Étrange alors que certains réclament à cor et à cri le « référendum d’initiative citoyenne ». Mais ce n’est pas le seul paradoxe : on demande toujours plus d’État et on se désintéresse de sa gouvernance ; on ne se reconnaît dans aucun candidat valable alors que l’offre est de plus en plus abondante et diversifiée ; on cherche à se représenter soi-même, on revendique un « gouvernement par le peuple » en instaurant une société « horizontale » et non plus « verticale », alors que la moindre discussion tourne au pugilat.

Émeline repousse ces visions de cauchemar, le pire n’est jamais sûr. Et finalement, la tenue vestimentaire de Ludivine n’est qu’un détail.

—  Prends bien soin de toi, lui crie-t-elle alors que la porte se referme lourdement.

Il reste l’instinct maternel.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

28 juin 2021

Commentaires

  1. Les femmes vivent sous la domination des hommes, les enfants sous la domination des mères et les hamsters sous la domination des enfants.

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