Chroniques vingt-et-unièmes — Donner du sens — 14 juin 2021


 Donner du sens


—  Je ne m’en sortirai jamais, s’exclame Émeline, cet ordi va me rendre folle, je viens de perdre tout ce que j’ai écrit.

Xavier lève les yeux de sa tablette et fixe sa femme :

—  Pour paraphraser Sénèque, l’informatique n’est pas chose qui convienne aux délicats…

—  Oui, je connais tes phrases toutes faites : « Pas d’informatique sans bugs… ». Je préfère passer à autre chose. Tiens, veux-tu que je te raconte un conte de fées qui vient de se produire ?

—  On en a bien besoin en ce moment.

—  C’est Hamid qui m’en a parlé…

—  Hamid ? Comment va-t-il en ce moment ?

Émeline explique : à côté de son job dans un restaurant, Hamid apprend le français grâce à une association et c’est là qu’il a connu un autre Afghan, Mahmud Nasimi.

—  Et alors, ce ne sont pas les réfugiés afghans qui manquent à Paris… remarque Xavier.

—  Ce Mahmud Nasimi en question est arrivé en France en 2017, ne connaissant pas du tout notre langue et il publie en ce moment, en français, un livre qui s’appelle Un Afghan à Paris.

—  Il aime Gershwin ?

—  Je ne sais pas mais en se promenant un jour par hasard dans le cimetière du Père-Lachaise, il est tombé en arrêt devant la tombe de Balzac et cela lui a donné l’envie de lire la Comédie humaine.

—  La Comédie humaine, rien que ça ! Et il avait assez d’argent pour se payer les livres ? 

—  Il a chargé les livres sur son smartphone à partir de sites libres de droits. Et ensuite, cela lui a donné l’envie de lire Marcel Proust, Émile Zola, Baudelaire, Albert Camus, et j’en passe… ce qui l’a fait tomber amoureux de la langue française…

—  Tu plaisantes…

—  Pas du tout. Et pourtant il avoue lui-même que dans son pays, il ne consacrait aucun temps à la lecture, il ne s’intéressait qu’aux cerfs-volants.

Xavier réfléchit :

—  Pour son bouquin, il a sans doute été bien entouré par un lecteur correcteur… Mais ça ressemble en effet à un conte de fées. Comme François Cheng finalement. Il a fui la Chine pour la France à l’âge de vingt ans et aujourd’hui il est membre de l’Académie française… Et tu dis que cet Afghan ne connaissait pas le français en arrivant chez nous ?

—  Il a transité par la Belgique, mais d’après ce qu’il dit, il ne connaissait que la conjugaison des verbes être et avoir

—  Amoureux de la langue française, et donc de la France. Pas sûr qu’il aurait giflé Macron celui-là, ou enfariné Mélenchon…

C’est le sujet éternel de discussion de Xavier : des réfugiés fuyant leur destin précaire parcourent des milliers de kilomètres dans les pires conditions pour gagner la France et adopter ses valeurs, quand ce ne sont pas ses contradictions, alors qu’à l’intérieur des frontières, des personnes qui ne se sont donné que le mal d’y naître consacrent une partie de leur vie à la dénigrer et à en insulter les responsables, de quelque bord qu’ils soient, comme déjà las d’une vie sans vrais malheurs qui ne leur laisse comme seule perspective que d’être protégées par un État qu’elles détestent.

Comment donner du sens à tout cela ? Il aura beau chercher, il n’en trouvera pas, car d’abord le sens des choses n’est pas universel, il est propre, s’il existe, à la perception de chacun, de son entourage, de son vécu, et surtout de son éducation.

L’éducation, la transmission, c’est peut-être le nœud de toute l’affaire. Il se demande quel est le parcours du gifleur, de toute évidence peu au fait des règles de vie en société, adepte selon les commentateurs des arts martiaux et du Moyen-Âge, qui y consacre beaucoup de temps, au point de ne pas en avoir suffisamment pour exercer un emploi. Un libre choix, bien sûr, mais avec tous les filets de sécurité qu’offre la protection sociale.

Xavier soupire et regarde sa montre :

—  14 heures, On ne voit pas beaucoup Ludivine en ce moment…

—  Elle n’est pas encore levée. Depuis le décalage du couvre-feu, elle très occupée. Elle est allée ces deux derniers jours faire la fête aux Invalides – tu as entendu parler du projet X…. Hier, ça ne s’est pas si bien passé, elle est revenue en toussant car elle a respiré des lacrymos. Évidemment la police a dû évacuer les lieux à 11 heures du soir. Mais elle s’est bien amusée, ils ont fait des pogos.

—  C’est quoi les pogos?

—  D’après ce qu’elle m’a dit, ça consiste à sauter dans tous les sens en essayant de bousculer ses voisins.

—  Je vois…

Que jeunesse s’amuse avant qu’elle ne passe, nous avons tous eu cette petite crise de la vingtaine, pense-t-il.

Il reprend sa tablette pendant qu’Émeline s’écrie :

—  Ça y est, c’est réparé, l’ordi remarche !

—  Bonne chance, conclut-il.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

14 juin 2021

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