Chroniques vingt-et-unièmes — Trop d'excès — 3 mai 2021


Trop d'excès


—  Tu ne crois pas que Musk a un peu trop fumé ces temps-ci ?

Émeline vient de lancer cette remarque d’un air détaché. Affairée dans le salon à trier des papiers de son association de soutien aux sans-papiers, elle doit certainement faire allusion à la dernière annonce d’Elon Musk sur son projet de créer un « Jurassic Park » s’inspirant du thème du célèbre roman de Michael Crichton mis en scène par Steven  Spielberg.  Et  de  quelle  manière  selon  lui  ?  « Quinze ans d’ingénierie » suffiraient pour créer des espèces « superexotiques ». Cela laisse évidemment place au scepticisme. Le milliardaire américain, aujourd’hui l’homme le plus riche du monde, a-t-il lancé cette idée au cours d’un intense moment psychédélique sous l’influence de substances illicites ? On se souvient en effet de son interview de novembre 2018 lorsqu’en plein direct il tenait  un joint de cannabis à la main. 

Mais Xavier ne partage pas ce commentaire narquois. Le cofondateur de Paypal faisait déjà l’objet de quolibets lorsqu’il a créé Tesla – à la capitalisation actuelle record de 740 milliards de dollars, la plus élevée du monde pour un constructeur automobile – et SpaceX qui enchaîne les succès avec ses fusées Falcon et que la NASA vient de choisir pour une mission sur la Lune. Et on pourrait compléter l’énumération par le projet « Hyperloop », la circulation dans un tube sous vide d’une capsule à plus de 1 000 km/h, dont des expérimentations sont en cours.

Pour ces raisons, Xavier penche pour une prudente réserve :

—  Attendons pour voir, Elon Musk nous a déjà surpris…

—  Oui mais ce n’est pas raisonnable cette histoire de Jurassic Park… Sauvons déjà les espèces en danger !

Là son épouse n’a pas tort, il y a déjà beaucoup d’efforts à faire sur le sujet. Le braconnage et la déforestation ne désarment pas, surtout en Afrique, en Indonésie et au Brésil, malgré les campagnes de sensibilisation et de protestation.

Ludivine, allongée de face sur le canapé, coudes et jambes repliés, le regard jusque-là vrillé sur sa tablette, tourne la tête :

—  Maman a raison, il faut une prise de conscience, et moi j’interdirais aussi immédiatement tous les animaux dans les cirques. D’ailleurs, certains commencent à organiser des spectacles avec des hologrammes d’animaux. Le Parc Astérix va supprimer son delphinarium.

Cette réflexion apporte une satisfaction à Xavier. Au moins Ludivine s’intéresse-t-elle à la conversation. Il sourit :

—  Franchement, je me demande si c’est une bonne nouvelle pour les animaux.

—  Comment ça ? répond Ludivine en se redressant.

—  Je me demande si ça ne signifie pas la fin des animaux eux-mêmes. Déjà, certains souhaitent la suppression des parcs animaliers en Europe ou au États-Unis. On pourra comme ça y remplacer aussi les animaux par des hologrammes. Et pourquoi pas en Afrique ? Ce serait une manière de lutter contre le braconnage. Plus d’éléphants, plus de rhinocéros, plus de lions, donc fin du braconnage !

—  Tu plaisantes !

—  Mais non, insiste-t-il. Peut-être que dans dix ans, nous n’aurons plus de chats ni de chiens à la maison. Il suffira de quelques hologrammes. Beaucoup moins d’entretien, pas de croquettes à acheter, pas de litière à s’occuper. Et en plus, avec un peu d’intelligence artificielle, ce seront vraiment des animaux de compagnie…

Ludivine est outrée, Xavier le sait bien en voyant passer les nuages dans le ciel habituellement si clair de ses yeux. Il continue :

—  Tu imagines un avenir sans chiens et chats ? Le chien par exemple, il nous accompagne depuis 15 000 ans. Mais c’est vrai qu’il nous doit complètement son existence. De néant, il retournerait au néant… Sais-tu que d’après les études génétiques le milliard de chiens qui existent sur terre descendraient de seulement dix loups apprivoisés qui ont eu intérêt à se rapprocher des hommes ?

—  Oh là là ! Tu entends ça ma pauvre Gaufrette ? Un monde sans chiens et chats… !

Ludivine tend sa main pour la plonger dans la fourrure délicieusement soyeuse et toute en subtiles tigrures de la chatte Gaufrette qui aussitôt crépite de contentement et lance vers elle ses prunelles vertes.

—  Vous êtes excessifs, intervient Émeline. Comme pour tout, il faut un équilibre.

—  Mais oui maman, la rassure Ludivine.

Xavier poursuit :

—  Oui, un monde sans chiens et chats. Nous resterions entre nous. Un véritable délitement de la société…

—  Ah ! Toi aussi tu penses comme ce quarteron de généraux en retraite !

La tempête maintenant dans le regard de Ludivine qui vient de parler. Émeline commence à s’inquiéter de la tournure de la conversation. La tribune de Valeurs actuelles occupe les débats et la classe politique en ce moment. Et forcément des chaînes d’information toujours en manque cruel de contenu. 

Xavier ne voit aucun inconvénient à ce que des généraux en retraite expriment leur opinion à une époque de démocratie participative revendiquée par près de 70% de la population. Bien sûr, les officiers d’active qui ont signé en dépit de leur devoir de réserve doivent être sanctionnés. Mais quel tohu-bohu ! Une ministre y est allée d’un « quarteron de généraux en charentaises », espérant peut-être se hisser (« Quelle prétention » se dit Xavier) à la hauteur du général de Gaulle condamnant de façon cinglante le putsch d’Alger en 1961. Aux extrêmes de l’échiquier politique, certains ont applaudi cette tribune et d’autres ont cru y déceler une incitation à renverser le gouvernement ou même un coup d’État. Les applaudissements étaient évidemment superflus, voire déplacés, et en matière de coup d’État, ceux qui le dénoncent en ont-ils seulement vécu un ? Savent-ils ce que signifient dans la réalité renversement de régime, arbitraire et exécutions sommaires ? C’est bien toute la différence pour Xavier entre la carte et le territoire. Une carte qui se nourrit de pensées fantasmées ayant peu de rapport avec la réalité du terrain. « Encore des réactions excessives », commenterait Émeline si elle n’était pas absorbée par son courrier.

Il n’a pas encore répondu à Ludivine mais c’est peut-être maintenant inutile : la pensée de sa fille court vers d’autres horizons. Elle se lève d’un bond :

—  Oh ! La chatte m’a griffée, s’écrie-t-elle.

—  Tu la caresses trop fort, explique sa mère.

Oui, trop d’excès, pense Xavier.

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

3 mai 2021 

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