Chroniques vingt-et-unièmes — Être d’accord sur tout — 17 mai 2021


 Être d’accord sur tout


—  Toi aussi, tu verses dans la chronique mondaine !

Il ne s’agit pas vraiment de cela, Xavier l’explique : la séparation de Bill et Melinda Gates, après vingt-sept ans de mariage, est une information dont les développements s’inscrivent au-delà d’une histoire intime. L’annonce, épurée, factuelle, a dû être longuement travaillée : « Après mûre réflexion et beaucoup de travail sur notre relation, nous avons pris la décision de mettre fin à notre mariage. » 

Après tout, il ne s’agit que de la séparation banale d’un couple, mais ce couple par le biais de sa fondation a quand même financé la recherche de vaccins et la lutte contre diverses maladies pour 53 milliards de dollars ! Dans le monde, quelques-uns des 1 600 employés de ladite fondation doivent s’interroger sur leur avenir, celle-ci n’étant souvent que le seul employeur à l’échelon local. Mais on peut considérer que, comme toute organisation humaine (dont contrairement à ses créateurs, la mort n’est pas inscrite à la naissance), elle cherchera à survivre à cet épiphénomène, animée d’abord d’un instinct de survie qui surpassera même le rôle qu’on lui a dévolu.

Sébastien a réussi à entraîner Xavier pour un jogging en forêt à la place de la traditionnelle partie d’échecs que son ami ne gagne jamais. Ils se sont arrêtés sous les frondaisons naissantes du printemps et commencent à reprendre leur souffle.

—  Tu me parles de ces milliards de dollars, commente Sébastien en enchaînant cinq mouvements d’étirement, mais s’ils l’ont fait, c’est qu’ils pouvaient le faire.

Xavier refuse de répondre à cette rhétorique habituelle basée sur une logique faussée : « faire parce qu’on peut faire » est étranger aux fondamentaux du comportement humain.

—  Et il s’est quand même gardé dans la poche 124 milliards de dollars, reprend Sébastien, c’est ce que dit le dernier classement Forbes

—  Qu’il partage avec Melinda, corrige Xavier.

—  Il lui en restera 62 !

—  De quoi aider encore la recherche pour les vaccins…

Sébastien s’étrangle. En pleine expiration, le souffle lui manque :

—  Aider les laboratoires, c’est scandaleux ! On devrait commencer par lever les brevets sur les vaccins, comme l’a demandé Biden.

—  Ah, tu fais partie de ces gens…

—  Bien sûr, c’est une question d’éthique.

Xavier s’adosse à un arbre et explique doctement :

—  Ce que proposent tous ces gens, mon cher, c’est un fusil à un coup. Si tu demandes aux laboratoires de mettre leurs vaccins dans le domaine public, plus aucun d’entre eux, à l’avenir, n’en fabriquera en cas de nouvelle épidémie. Je vais te paraître cynique, mais les laboratoires ne font pas de philanthropie, ils investissent dans les vaccins pour faire du profit, ou au minimum pour faire rentrer de l’argent afin de continuer à exister. En Occident, je parle de l’Occident car je ne sais pas si on peut se fier aux vaccins russes et chinois, les vaccins d’entreprises privées sont sortis en un temps record. Aucun laboratoire public n’y est parvenu.

—  Tu admets que ce n’est pas normal !

—  Une foule de choses ne sont pas normales sur terre, c’est parfaitement vrai, mais le dire ne fait pas avancer le débat… Et là en plus, le raisonnement est biaisé : on parle de brevet comme s’il existait un brevet pour chaque vaccin. Mais c’est faux, un vaccin est la résultante d’un procédé de fabrication à partir de composés actifs qui eux-mêmes ont fait l’objet de centaines, voire de milliers de brevets, lesquels sont utilisés pour d’autres vaccins n’ayant rien à voir avec le coronavirus. Pour cette raison, lever les brevets serait la source de contentieux inextricables qui mettraient des années à se régler. 

» Et je ne parle pas des problèmes de logistique pour construire des usines à vaccins là où ils seraient injectés, reprend Xavier après un temps d’arrêt, ignorant l’air défait de son ami. À condition en plus que les populations les acceptent. En Afrique subsaharienne, par exemple, on détruit des doses qui arrivent à expiration parce que les habitants ne se sentent pas vraiment concernés. On pense que la covid19 est un problème de Blancs. C’est le cas du Congo : le palu et la rougeole y tuent dix fois plus, le corona n’est qu’un problème de plus… sans compter Ébola…

—  Tu es décourageant ! On doit les aider même s’ils ne le demandent pas. On leur doit bien ça avec l’esclavage !

—  Ah ! L’esclavage… (Xavier siffle.) Tu vas chercher loin, là…

—  Parfaitement ! Quand on pense que le président n’a même pas fait de discours pour la journée de l’esclavage et les vingt ans de la loi Taubira. Comme elle dit, il a préféré « faire des gammes » avec Napoléon…

—  Je ne pense pas qu’on ait besoin d’un énième discours pour démontrer que l’esclavage est une abomination. J’espère que personne n’en doute, du moins dans nos sociétés occidentales. Et puis, il faut savoir par quel bout prendre le sujet, l’esclavage ne se résume pas à la traite négrière qui a duré deux siècles entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Il existe depuis la Haute antiquité, au moins depuis l’invention de l’écriture – on le sait par les premiers textes retrouvés – et il devait certainement exister avant, au Néolithique et peut-être même au Paléolithique. Il est d’ailleurs encore présent aujourd’hui, pas sous ce nom mais il s’y apparente, avec les travailleurs forcés, la prostitution, ceux qui n’ont plus de papiers, en Asie surtout. Il faudrait un long discours pour expliquer tout ça…

—  Comme d’habitude, tu bottes en touche ! répond Sébastien, exaspéré.

—  Parler me donne soif. Nous sommes venus pour courir, non ?

Xavier sourit. S’il ne parvient pas à battre son ami aux échecs, il arrive, dans la discussion, à le pousser dans ses retranchements. Devrait-il se taire ? Peut-être est-il préférable de ne parler de rien pour être d’accord sur tout.

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

17 mai 2021

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