Chroniques vingt-et-unièmes — Des cendres encore brûlantes — 10 mai 2021


 Des cendres encore brûlantes


21 heures ce jeudi 5 mai. Thomas est rentré à son studio de Saint-Ouen et s’est jeté sur son canapé, épuisé. Dans l’après-midi, il a réussi à prendre place dans la petite cohorte qui a assisté à la cérémonie de commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon. D’abord à l’Institut de France où le président de la République a prononcé un discours, puis aux Invalides où le même président a déposé une gerbe au pied du tombeau et respecté une minute de silence.

La formation d’historien de Thomas – il est candidat à l’agrégation et s’est spécialisé dans l’époque napoléonienne –, ainsi que quelques relations, lui ont permis d’obtenir l’invitation. Mais ce n’est pas seulement cette formation qui l’a poussé à suivre l’événement. S’y sont mêlés aussi des sentiments personnels.

Bien sûr, il y a eu une nouvelle fois un débat passionné à propos de cette « figure de l’histoire », qui surgit régulièrement à l’occasion d’un anniversaire (50e, 100e, 150e, 200e) de sa naissance ou de sa mort. Un débat entre ceux qui se souviennent des réalisations qu’il a laissées – Code civil et Code pénal, organisation administrative des départements, préfets, Banque de France, Concordat avec l’Église, lycées et baccalauréat,  École polytechnique  dans  sa  forme  militaire, Légion d’honneur,  etc., et les autres, inébranlables redresseurs de torts, qui ne retiennent que la tache du rétablissement de l’esclavage en 1802 (aboli une première fois en févier 1794, paradoxalement en pleine Terreur), qu’il a d’ailleurs supprimé à nouveau en 1815 lors des Cent Jours. 

D’un point de vue anecdotique, on trouve dans la première catégorie Jean d’Orléans, descendant direct de Louis-Philippe, que l’on ne peut soupçonner d’être bonapartiste mais qui se souvient évidemment que c’est ce même ancêtre qui a fait rapatrier la dépouille de l’Empereur – ses cendres comme on a pris l’habitude de les désigner – de Sainte-Hélène aux Invalides à une époque, 1840, où la controverse était tout autant animée.

Thomas est loin d’être un supporter fervent du Président, s’intéressant très peu à la politique comme beaucoup de jeunes de son âge (ce que lui reproche régulièrement son père Marcus), mais il reconnaît que son discours était plutôt équilibré, dressant selon certains commentateurs un « portrait en clair-obscur » de « cette figure controversée ».

Un exercice passé relativement inaperçu. Le journal télévisé du soir, que Thomas s’astreint par ses études et presque par sacrifice à regarder tant il lui paraît inconsistant, a montré quelque embarras à rapporter cette commémoration – une vingtaine de secondes à comparer aux nombreuses minutes consacrées au procès de Nordahl Lelandais et son défilé d’anciennes relations témoignant dans le détail de sa vie sexuelle.

Peu importe, les mots du discours sont encore présents. Emmanuel Macron a dénoncé les fautes de Napoléon,  comme  le  rétablissement  de  l’esclavage  ou  son  « exercice arbitraire d’un pouvoir solitaire ». Mais il a noté aussi ses qualités de « bâtisseur et législateur », de « défenseur de la souveraineté nationale », insistant sur « cette part de France qui a conquis le monde » et un parcours qui « démontre qu’un homme peut changer le cours de l’histoire », présentant le même parcours comme une « invitation à prendre son risque, faire confiance à l’imagination, être pleinement soi ». (Une allusion à son propre cheminement ?)

Finalement, il a voulu équilibrer la discussion (c’est du moins ce qu’a compris Thomas) en se plaçant « ni dans l’hagiographie, ni dans le déni, ni dans la repentance », avec « la volonté de ne rien céder à ceux qui entendent effacer le passé au motif qu’il ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du présent », résumant sa conviction par ces phrases : « De l’Empire nous avons renoncé au pire, de l’Empereur nous avons embelli le meilleur » et « Napoléon Bonaparte est une part de nous. »

 Des formules élégantes mais peu susceptibles de changer les lignes de fracture. Et la suspension au-dessus du tombeau d’un squelette en plastique censé représenter le cheval favori de Napoléon, Marengo – une « œuvre contemporaine » du plasticien Pascal Convert –, ne va rien arranger…

Donc, la polémique continuera, même en répétant qu’il ne faut pas juger le passé avec les yeux du présent, même en rappelant que pour tout être ou pour tout événement, il existe une face sombre et une face lumineuse, et qu’il convient d’examiner en toute objectivité vers quel côté penche la balance.

Thomas attrape le sac de pistaches salées posé à demeure sur le canapé, bâille et réfléchit.

Il a constaté qu’une partie de la population vit dans un univers où les plateaux des balances ne penchent pas, légèrement ou non, d’un côté ou de l’autre, mais où lesdits plateaux doivent se tenir pratiquement à la verticale, et du bon côté, un monde binaire en somme, où le bien ne saurait coexister avec le mal.

Un véritable cauchemar, un règne de bien-pensance et de dictature morale.

Il soupire et chasse cette vision apocalyptique. Endossant son habit d’historien, il a voulu explorer l’autre « tache » associée à celui que les Britanniques appelèrent « l’Ogre corse » : son bilan humain. En effet, les estimations de soldats français morts durant les campagnes napoléoniennes varient entre 400 000 et 1 million, un chiffre suffisant pour associer la guerre à Napoléon. Toutefois, on sait peu qu’entre 1618 et 1914, selon un décompte précis du  spécialiste  Alain  Guéry,  la  France  a  participé  à  1 079 batailles   une longue tradition – dont on ne peut évidemment attribuer la seule paternité à l’ex-empereur. Hormis celui-ci, le monarque le plus guerrier durant cette période fut Louis XIV. Curieusement, le monarque bénéficie d’une plus grande bienveillance, peut-être parce qu’on l’assimile au « Grand Siècle ». Certes, on retient de lui ses conquêtes militaires dans le Nord-Est et dans le Languedoc, et sur un plan culturel, outre le château de Versailles, la création de la Comédie française, de l’Académie française et de l’Académie des sciences. Mais c’est peu, relativement à l’héritage de Napoléon. Et les conquêtes en question, justement, présentent elles aussi un lourd bilan humain : plusieurs centaines de milliers de soldats morts au combat ou de maladie sur une cinquantaine d’années de son règne pendant lequel les guerres ont rarement cessé, jusqu'à celle de Succession d’Espagne qui constitua l'apothéose.

Par ailleurs, on n’oubliera pas l’énorme famine consécutive au « Grand Hiver » de 1709, qui provoqua en France environ 600 000 morts (pour une population totale de 20 millions d’habitants), et que Louis XIV mit beaucoup de temps à apprécier à sa juste proportion, vendant en dernière extrémité – sur les conseils insistants de Madame de Maintenon – ce qui restait de son célèbre mobilier d’argent (plus de vingt tonnes à l’apogée de son règne) pour porter secours à son peuple affamé.

Et puisqu’on reproche à Napoléon le rétablissement de l’esclavage,  on  est  plus  magnanime  avec  ce  « roi Soleil » qui révoqua l’Édit de Nantes de son grand-père Henri IV, auteur d’un geste hautement symbolique de tolérance dans une époque infiniment troublée.

Finalement on voudrait que le temps de Napoléon n’eût jamais existé. Mais Napoléon n’était que le miroir de son temps où pour l’immense majorité des peuples européens l’esclavage ne relevait pas alors d’un problème éthique. Et ce n’est pas en brisant le miroir qu’on brisera le temps.

Le mot de la fin appartient peut-être à Chateaubriand. Dans son dernier ouvrage De Buonaparte et de Napoléon, Bernard Degout rappelle que celui qui fut le farouche opposant à l’Empereur après l’exécution du duc d’Enghien adoucit quelque peu sa position après qu’on lui eut rapporté des paroles aimables à son égard de la part du prisonnier de Sainte-Hélène, reconnaissant que « du haut de son rocher, avant de mourir, il a conclu la paix entre nous et pour toujours ». En  outre,  Bernard  Degout  précise  que  le  grand  écrivain  modéra  aussi  son  ressentiment  dans ses  Mémoires  d’outre-tombe  par  ces  phrases : «  Il  y  a  toujours  eu  deux Bonaparte : l’un grand, l’autre petit » ; et « Napoléon était toutes les misères et toutes les grandeurs de l’homme ». 

Ces Mémoires ont paru en 1849. Chateaubriand n’a-t-il pas déjà tout dit et faut-il en dire davantage aujourd’hui ?

D’ailleurs, Thomas s’est endormi.

FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

10 mai 2021

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024