Chroniques vingt-et-unièmes — Armistice et jours acides — 24 mai 2021


 Armistice et jours acides


Le jour tant attendu, le 19 mai, comme un nouveau « D day ». Une date dont on se souviendra plus tard comme un armistice avec un ennemi qui s’est immiscé dans l’intimité de chacun, une promesse de revanche sur un temps sacrifié, celui des théâtres et des spectacles fermés, des restaurants et des bars aux chaises renversées, des boîtes de nuit qui ne voient plus le jour, des films qui ne connaîtront jamais le regard des critiques, des jours inertes qui succèdent aux jours inertes.

Ce jour ouvre peut-être de nouvelles Années folles, un temps et un espace d’excès, le défouloir d’attentes larvées dans une époque où la moindre contrainte, aussi éphémère soit-elle, est jugée liberticide par les tenants – nul n’est à l’abri des paradoxes – d’un ordre antilibéral.

Avec son groupe d’amis de Nanterre, Ludivine a pleinement savouré la fête. Trois terrasses au moins sous le soleil déclinant, où les bières ont chanté les retrouvailles, ruisselant parfois sur le pavé, dans les clameurs et les promesses de fêtes futures.

Les conversations ont été légères, évanescentes, émaillées de blagues et de dérision, on a chassé l’actualité oppressante, dérangeante. Pourquoi s’attarder sur le variant bordelais, le flux des réfugiés battant les rochers de Ceuta, la guerre éternelle entre Israël et Gaza dont chacun a toujours entendu parler comme un élément éloigné du décor de sa vie, la situation de l’épidémie en Inde, toujours « hors de contrôle » – terme aseptisé, clinique – et ce en pleine tempête cyclonique, la même épidémie qui explose en Thaïlande jusque-là préservée, la rébellion qui s’étire en Birmanie, le pseudo-krach du bitcoin et le crack de Stalingrad, le Groenland qui s’assombrit par manque de neige fraîche, limitant d’autant la réflexion solaire, source de réchauffement. Tous ces problèmes libérateurs d’émotions vendeuses que déversent à l’infini les médias sans apporter – ils affirment que ce n’est pas leur rôle – la moindre once de solution.

Passé 21 h 30, sous les injonctions de plus en plus pressantes des forces de police, ils ont fini par se lever, jambes tremblotantes et pensées déjà tristes.

La troupe s’est dispersée sous les hourras, bien trop tardivement pour Ludivine qui n’a eu comme solution que la proposition spontanée et désintéressée de Quentin de partager dans l’apaisement de la nuit ses quelques mètres carrés de la rue Réaumur, que son père victime de ses clichés ringards qualifierait de garçonnière, symbole pour elle d’un machisme désuet et dont elle redoute qu’elle se transforme en souricière.

Elle l’a suivi par les rues bruyantes jusqu’à la porte cochère, elle a monté les marches, une à une, semblant les soupeser, hésitante, et dans la chambre minuscule, il n’y a pas eu un mot à dire, elle s’est allongée sur le lit étroit, pelotonnée dans son duffle-coat, calme en apparence mais tendue comme une arbalète, prête à lui décocher un trait à la moindre tentative de mouvement.

Lui a gardé la distance d’un mètre, affalé sur une chaise, observant ses paupières qui tressaillent, petites corolles agitées, le battement de la veine sur la tempe, ses cheveux d’or jetés en écheveau sur l’oreiller, il caresse de ses yeux la courbe de son visage avant de sombrer lui-même, alors que ses propres paupières lui pèsent, vers des terres lointaines, ou des gouffres plus rapprochés, ces endroits où la raison perd toute sa substance, où il va se débattre jusqu’à ce que l’alarme de son smartphone, qu’il a voulu tonitruante, le ramène aux cris de l’aube, aux bruits qui suintent de la rue.

C’est ainsi que la lueur vibrionnante du jour les retrouve comme des pantins désabusés, n’ayant de la nuit esquissé un geste de rapprochement.

Elle s’est levée aussitôt, laçant ses chaussures, remplie de vengeance envers elle-même, semblant porter dans son regard assombri la peine d’avoir transgressé sa résolution, celle de ne pas le suivre dans les étages.

Elle ne croise qu’une fois le regard de Quentin et la porte claque comme un soupir, ramenant la grisaille des jours acides qu’adoucit seulement l’empreinte éphémère qu’elle laisse sur le lit.

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

24 mai 2021

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