Chroniques vingt-et-unièmes — Accepter le passé — 31 mai 2021


 Accepter le passé


C’est un silence, non pas gêné mais surpris, qui s’installe à la suite des dernières paroles de Ludivine. Personne dans la petite assemblée ne s’attendait à ce qu’elle parle en termes aussi élogieux de l’œuvre d’Agatha Christie.

Et pourtant, Agatha Christie, Ludivine vient de la découvrir. Elle dévore depuis plusieurs semaines l’anthologie de l’écrivaine britannique que son père à reléguée à la bibliothèque de l’étage, non loin de sa chambre. Une passion subite, peut-être éphémère comme il en est de toutes les passions, à tel point qu’elle en oublie parfois de répondre aux SMS et, plus ennuyeux, de suivre en ligne ses cours d’arts du spectacle. Ce qu’elle apprécie dans les romans et nouvelles de cette femme – et qu’elle s’est efforcée d’expliquer à l’assistance médusée – c’est, outre la finesse des enquêtes policières qui constitue évidemment le premier attrait pour tout amateur de polar, la description anthropologique de la société occidentale de l’entre-deux-guerres, de ces années d’insouciance d’une certaine élite bourgeoise et aristocratique, persuadée que le monde bien calé sur son axe ne saurait tourner différemment de ce qu’il a toujours fait.

Un kaléidoscope de ces années 20-30, une époque reculée mais pas si lointaine, que beaucoup ne perçoivent que comme un chapitre insigne de la longue litanie  des  siècles.  On  y  parle  volontiers  de  « caste », il y a celle des puissants, détenteurs de la richesse et du pouvoir, et des humbles, ouvriers ou domestiques, mais sans véritablement de luttes entre elles. La lutte se situerait plutôt au sein de l’élite, entre ceux qui détiennent la fortune par la naissance et ceux qui l’ont construite par leurs mérites. Les héritiers sont méprisants envers les autres, s’accrochant à leurs valeurs reçues dans le berceau. Ludivine a d’ailleurs cité un passage du sentiment de l’un d’entre eux envers un nouveau riche : « il était, à n’en pas douter, stupide dans bien des domaines (…) son ignorance de la vie devait être incommensurable » ne sachant pas apprécier « les centaines de petits détails délicats de la vie », apanage des classes riches, tenant leur fortune de leurs ancêtres, et non pas de leurs actes.

Mais ce que Ludivine n’a peut-être pas apprécié à sa juste valeur – elle n’en a pas encore l’âge – c’est dans les récits de la romancière le clivage éternel entre les jeunes et les plus vieux, les premiers – grands-parents des boomers actuels – se plaignant de l’état déplorable dans lequel leurs prédécesseurs ont laissé la planète avec sa cohorte de guerres, de chômage et de violences.

Autour de Ludivine, personne n’a dit mot, un temps de suspension légère où chacun a cherché à rassembler des idées éparses. Agatha Christie, quelle idée de la proposer à ce club singulier !

Puis une discussion s’ensuit, c’est la règle, le professeur Marcus au titre de fondateur émérite du Liber Circulo la dirige, peut-être a-t-il loupé une vocation de maître d’école, ayant dévié vers l’Université. Immanquablement, l’actualité récente rattrape cette littérature qui s’accorde si bien aux idées ancrées de son temps.

—  Dis-moi, Ludivine, réagit Guillaume non sans une certaine perfidie, qu’as-tu pensé d’Ils étaient dix ?

Il a cité ce roman mais ce n’est qu’un prétexte. Se cache derrière les mots l’allusion à ce mouvement d’opinion qui a abouti à remplacer le titre devenu si transgressif de Dix petits nègres, contenant ce terme qu’on ne prononce plus, le N word, dans son hypocrite acception. C’est la porte ouverte au débat sur la Cancel culture, jaillie d’outre-Atlantique comme la plupart des courants culturels, qui amène entre autres à déboulonner les statues de Colbert, voire – l’ignorance se glisse partout – celle de Victor Schœlcher.

Ludivine n’a pas le temps de répondre. Déjà, Elsa a enchaîné :

—  Et d’Autant emporte le vent ?

Une allusion cette fois à HBO Max, service américain de vidéos en ligne, qui après l’affaire George Floyd a retiré le célébrissime film de Victor Fleming de son catalogue, le jugeant raciste et révisionniste.

D’autres questions fusent, Ludivine d’habitude si prompte à la réplique hésite, c’est vrai qu’il peut y avoir du racisme dans tout cela, mais alors faut-il se priver d’une partie de la littérature, d’un pan du cinéma ?

Le professeur Marcus est submergé d’une certaine pitié pour Ludivine qui semble comme égarée dans une cage aux fauves. Chacun dans le club connaît en effet ses opinions « progressistes », on se jette sur elle avec une certaine délectation.

—  J’ai lu le livre et vu le film plusieurs fois, intervient-il, en réponse à la question d’Elsa. On reproche au roman de Margareth Mitchell d’être raciste. En fait ce qu’on lui reproche, c’est de ne pas faire état du racisme, qui était réel, au moment de l’action, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Et Marcus explique que dans le récit, les Blancs s’entendent bien avec les Noirs et les Noirs s’entendent bien avec les Blancs, ce qui est considéré maintenant comme du révisionnisme. Bien sûr, les Noirs sont montrés comme êtres un peu balourds mais le film n’épargne pas non plus la stupidité des Blancs, de ces jeunes arrogants qui sont prêts à offrir leur poitrine pour la grande cause sudiste sans se soucier des canons qui sont en face. Et que dire de l’héroïne Scarlett O’Hara, imbue d’elle-même et d’un égoïsme effarant même si elle est présentée comme une femme volontaire. On n’épargne donc personne et il faut considérer le film pour ce qu’il est : une romance classique sur fond de Guerre de Sécession. Son objet n’était pas de parler du racisme et c’est quand même à l’auteur de décider du thème de son roman ! En réalité, on reproche à Margareth Mitchell de ne pas avoir fait le roman qu’on aurait aimé qu’elle fasse, avec nos yeux d’aujourd’hui bien sûr, qui ne sont pas ceux des années 30, et qui ne seront certainement plus les mêmes d’ici une centaine d’années. C’est comme si on reprochait à Flaubert de ne pas avoir fait état du machisme ambiant dans Madame Bovary à une époque où les femmes de la bourgeoisie étaient cantonnées à un rôle de maîtresse de maison ! 

Marcus cite aussi Disney + qui va supprimer Les Aristochats et Peter Pan de son catalogue car ces dessins animés véhiculeraient des clichés racistes. Dans ce cas, il va falloir supprimer 90% des films des catalogues et peut-être que les nouveaux films que l’on fera avec les nouveaux canons de la bien-pensance devront être supprimés dans 50 ans parce que ces canons auront encore changé. Restons sérieux. Chaque époque a ses contraintes, son regard, ses standards et c’est mieux ainsi, cela montre que le monde évolue et finalement conclut Marcus, ce que je propose – je me demande d’ailleurs si nous avons d’autres choix – c’est d’accepter le passé.

La discussion semble close, Ludivine remercie intérieurement, le professeur mais Guillaume risque encore :

—  Agatha Christie, c’est intéressant, elle est un modèle en la matière, mais pourquoi tu n’as pas voulu nous faire partager des auteurs de polars… disons plus contemporains. Je pense à Michel Bussi, Bernard Minier, Franck Thilliez…

—  Excellente suggestion, reprend encore Marcus, tu nous en parleras une prochaine fois…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

24 mai 2021

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