Chroniques vingt-et-unièmes — Être maître de son destin — 19 avril 2021

 Être maître de son destin


L’hebdo est posé bien en évidence sur la table à apéritif du salon. Jean-Bernard est sûr que c’est son fils Quentin qui a voulu l’exposer à sa vue. C’est un message qui lui est adressé. Parce que, dans la maison, à quelle autre personne pourrait-il être adressé ? Élise est imperméable à toute discussion pouvant entraîner des désaccords avec ses enfants, ce qui limite terriblement les sujets de débats, alors que Vanessa passe sa vie, encore courte heureusement, à répéter des chorégraphies pour TikTok.

Il soupire et parcourt rapidement l’article marqué d’une croix.

Vincent Duclert, président de la commission sur le génocide rwandais constituée par Emmanuel Macron pour lever le doute sur les accusations portées sur la France depuis des décennies, a posé le diagnostic suivant : « La faillite de la politique française au Rwanda a effectivement contribué aux conditions d'un génocide ». Il précise par ailleurs dans une interview que « la France est restée dans une focalisation qu’on pourrait qualifier de néocoloniale ». Et la commission conclut à « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes ».

Pour deux raisons selon celle-ci : premièrement, parce que la politique de la France à cette époque aurait réuni toutes les conditions pour que le génocide ait lieu ; deuxièmement, parce que la France n’aurait rien fait pour l’empêcher.

La France serait donc responsable, sans toutefois être complice, du génocide. Mais dans l’esprit de beaucoup de personnes, c’est pire. Depuis la fameuse formule utilisée lors de l’affaire du sang contaminé, « responsable » est assimilé à « coupable ». En poussant un peu, la France serait la vraie coupable du génocide, les Hutus n’en ayant été que les exécutants, les seconds couteaux – sans mauvais jeu de mots – en quelque sorte.

Jean-Bernard sent sa colère monter, il retrouve les accusations éternelles de Quentin contre sa carrière de militaire en Afrique qui s’inscrit forcément dans un cadre « néocolonialiste » sur les décombres encore fumants, mais jamais vraiment éteints, de la « Françafrique » que chaque président de la République annonce vouloir enterrer.

Mais après avoir exercé sur place pendant près de vingt ans, après avoir parcouru le Sahel du Tchad au Mali, Jean-Bernard est loin de partager cette opinion qui consiste à considérer les Africains comme complètement inféodés à des décisions venant de groupes de pression occidentaux. À leur dénier la capacité de juger ce qui est favorable ou néfaste à leur développement.

Pourtant, il en a connu beaucoup des Africains sur le terrain, tout à fait aptes à mener leur vie avec leur propre héritage de valeurs, de manière ni plus mauvaise, ni plus bonne, qu’un Européen.

Il relit la conclusion. Donc, si les Hutus ont massacré 800 000 Tutsis, c’est parce qu’une puissance étrangère – la France – aurait mis en place toutes les conditions pour qu’ils accomplissent ces actes abominables, mais aussi parce qu’une fois ces bras armés de machettes, aucune force ne se serait interposée pour les empêcher de frapper.

C’est un système de défense classique, utilisé dans de nombreuses affaires individuelles, comme l’affaire Kerviel : « J’avais le doigt sur la détente mais vous ne m’avez pas empêché de tirer. » C’est un déplacement de responsabilité qui fait de celui qui a commis l’acte un désespéré, voire une victime, que l’on n’a pas entravé.

N’est-ce pas considérer que les assassins hutus étaient dénués de libre arbitre ? N’est-ce pas les considérer comme de grands enfants qui n’atteindront jamais l’âge adulte et pour lesquels il faudra toujours des tuteurs bienveillants pour leur interdire de commettre les pires exactions ? N’est-ce pas supposer finalement qu’ils sont incapables d’accéder aux standards de bienveillance et d’empathie auxquels, nous Européens, sommes si attachés ? 

Ce même raisonnement est appliqué pour tous les maux dont souffre le continent – famines, absence de système de soins, corruption, violences ethniques et religieuses… – et il y a là pour Jean-Bernard, une sorte de racisme non avoué.

Car marteler que les Africains ne sont pas responsables de leurs actes comme le seraient d’éternels adolescents, c’est pour lui du racisme. Bien qu’il déteste ce terme posant le principe qu’il existe des races.

D’ailleurs, cela fait 60 ans qu’ils sont maîtres de leur destin, que la colonisation est terminée, une période à peine inférieure au temps qu’a duré cette même colonisation, car hormis les zones côtières, la conquête de l’Afrique par les Européens s’est opérée pour l’essentiel entre 1890 et 1914. Qui se souvient en effet qu’en 1880 – et ce n’est pas si lointain – la plus grande partie de l’intérieur du continent restait encore inexplorée ?

Bon, le rapport est sorti. Mais comment expliquer les reproches à peine voilés de son fils ? Ne serait-ce pas cette Ludivine qu’il a aperçue plusieurs fois en sa compagnie (au demeurant fort jolie, Quentin a vraiment du goût) qui l’a ainsi contaminé ?

Et Greta Thunberg ! À sa manière et toujours incontournable, elle s’est glissée dans le débat. Invitée à participer à la COP26 de Glasgow en novembre 2021, elle a, dans son infinie bonté, répondu favorablement, mais à condition que toute l’Afrique soit vaccinée contre le virus, quitte à retarder la tenue de ladite conférence. Une façon de tancer l’Occident accapareur de vaccins. Encore une fois, n’est-ce pas considérer que l’Afrique n’est pas maîtresse de son destin et qu’elle n’est pas capable de commander elle-même les doses dont elle a besoin aux laboratoires américains, européens, chinois ou russes ?

Il repose brutalement l’hebdo sur la table. Élise émerge de la cuisine, sourcils froncés devant ce geste, les mains accaparées par de la vaisselle qu’elle va ranger dans l’armoire.

—  Quentin m’a parlé d’une petite qu’il voudrait inviter, Ludivine je crois… un peu timide paraît-il, qu’il a peur de décourager si on ne lui fait pas bon accueil. Tu es d’accord, je suppose… ?

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

19 avril 2021

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