Chroniques vingt-et-unièmes — Émotion ou fantaisie ? — 12 avril 2021

 Émotion ou fantaisie ?


Le professeur Marcus hésite – il doute, même – et bien que le doute fasse partie de sa raison d’avancer de nuit sur la route mal pavée de la vie, voire tout simplement d’exister, il n’aime guère être confronté à ce genre de situation.

Doit-il présenter le dernier livre de Bruno Fuligni, La fille de Napoléon, à la prochaine séance du Liber Circulo ? Est-ce un canular ou le récit vrai d’une femme, Charlotte Chappuis, qui a cherché à faire reconnaître son illustre naissance ?

De quoi s’agit-il ? 

Cette Charlotte Chappuis serait la fille aînée et non reconnue de Napoléon Bonaparte, conçue lors d’un moment de faiblesse avec une demoiselle Antoinette Cattin dans la ville d’Auxonne en 1794. Charlotte serait apparue au grand jour après la Restauration pour faire valoir ses droits, ou du moins pour que son origine prestigieuse soit reconnue, ce qui lui aurait valu l’emprisonnement à plusieurs reprises. S’enchaîne ensuite une vie rocambolesque. Elle serait à l’origine d’une nombreuse descendance – sa mère, prostituée et au nom prédestiné, aurait eu elle-même 24 enfants ! – dont les membres entretiendraient cette vérité familiale.

Comment Bruno Fuligni, auteur très prolifique de récits et d’essais en tous genres, a-t-il découvert cette histoire ? Grâce à un dossier très bien conservé et retrouvé dans un grenier, qu’il lui eût été impossible de soustraire à la curiosité du public, tout en se demandant, par un sain questionnement, si ce n’est pas un faussaire de génie qui l’a déposé sur sa route.

Parmi le nombre impressionnant d’ouvrages qui sortent en librairie pour commémorer le 5 mai prochain les 200 ans de la mort de l’Empereur, celui-ci fait désordre. Même des grands spécialistes de la période comme Thierry Lentz, directeur de la fondation Napoléon, ou Pierre Branda, ignore tout de cette fille cachée.

Dans le bureau de Marcus à Jussieu, Louis fixe sa tasse de café dans ses mains. Son collègue lui a fait part de ses interrogations et il est tout aussi sceptique. Bruno Fuligni, qui appartient au Collège de pataphysique, n’est-il pas porteur de fantaisie ?

Ce fameux Collège de pataphysique… S’il est une chose que Marcus regrette, c’est de ne pas avoir connu Alfred Jarry dont la mémoire plane sur la création de l’éminent institut, et surtout de ne pas avoir fréquenté cette « Société de recherches savantes et inutiles ». Bruno Fuligni y exerce la fonction de « Régent » – en tant que titulaire d’une chaire parmi d’autres aux noms aussi évocateurs que « Mythographie des Sciences Exactes et des Sciences Absurdes » ou « Crocodilologie » – qui, bien sûr, ne fait référence à aucune monarchie particulière. Cette originale institution a en effet la particularité d’accumuler les grades les plus extravagants. On y trouve ainsi le « Curateur inamovible » qui préside le collège, titre important, secondé par un « Vice-Curateur » dont le rôle, non moins important, se résume à contrôler que ledit collège n’ait aucune utilité. Et que dire de l’Unique Électeur, seul habilité par définition à élire le Curateur…

Face à Marcus qui s’esclaffe de toutes ces étrangetés,  Louis pense que celui-ci a suffisamment réfléchi au sujet. Qu’il prenne donc une décision. N’existe-t-il pas des problèmes plus préoccupants ? À moins qu’il ne s’agisse que d’une diversion pour fuir la rudesse de l’actualité ?

Il pose sa tasse de café et s’interroge :

—  Tous ces étudiants qui font la queue dans les restos U pour un repas à un euro ou qui récupèrent des colis alimentaires de l’association Linkee, n’est-ce pas désolant ? Dans quelle société vivons-nous ? On dirait une version nouvelle de la soupe populaire. Ce n’était pas ça de notre temps…

—  Je pense qu’au contraire nous devrions nous en réjouir ! 

Encore ces idées décalées de Marcus, qui frisent « l’impolitiquement correct ». Se réjouir de la précarité des étudiants ! On pourrait être cloué au pilori numérique pour beaucoup moins que ça. Inquiet, Louis fixe la porte du bureau qui est restée entrebâillée. Il prie intérieurement pour que personne dans le couloir n’ait entendu ces derniers propos. Il lui semble reconnaître les pas du Doyen…

—  Mais oui, reprend Marcus. Nous sommes passés de 310 000 étudiants en 1960 à 2 700 000 aujourd’hui. Si on remonte même plus loin, à l’époque du Directoire, ce sont seulement 2% des enfants d’une classe d’âge qui fréquentaient le collège ou le lycée. Et parmi eux, la moitié au plus intégrait l’Université. Alors avoir maintenant 95% de réussite au bac, cela entraîne nécessairement des répercussions ! Qu’est-ce que cela traduit ? Qu’il y a encore 60 ans, seuls les enfants des familles aisées, sauf exception, pouvaient entreprendre des études à l’Université. Et que grâce à leur origine, ils n’étaient pas confrontés à des fins de mois difficiles. Que constate-t-on à présent ? Simplement le fait – et c’est cela la grande avancée – qu’un lycéen, quel que soit son milieu social, peut entrer à l’Université s’il en a la volonté. 

» Il y a cependant un problème : l’intendance, si j’ose dire, ne suit pas. Les familles pauvres ne peuvent pas assurer le gîte et le couvert de leurs jeunes, et on arrive à la situation que nous connaissons. Ce qu’il faut donc retenir, ce n’est pas la situation dramatique de nos étudiants mais le fait que l’Université s’est largement démocratisée. Ces queues dans les restos U en sont un excellent indicateur.

—  Et on doit le supporter ?

—  Je n’ai pas dit ça. Comme souvent, on a manqué d’anticipation. On a ouvert, le cœur grand sur la main, l’Université au plus grand nombre mais on n’en a pas mesuré les conséquences. Cela va se corriger dans le temps, d’une manière ou d’une autre.

—  Le revenu étudiant ?

—  Par exemple. Cela se fera, qu’on soit pour ou qu’on soit contre, parce que c’est l’émotion qui nourrit nos décisions collectives.

Marcus s’interrompt.

Trop d’émotion, pas assez de fantaisie.

Il suggère doucement :

—  Mais j’aimerais revenir à cette fille de Napoléon. Va-t-on présenter le livre au Club ?

Louis soupire. Il acquiesce finalement. Va pour la fantaisie !

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

12 avril 2021

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