Chroniques vingt-et-unièmes — Développer des nouveaux critères de progrès — 5 avril 2021

 Développer des nouveaux critères de progrès


Une large tunique qui lui tombe sur les genoux, un jean lacéré et court découvrant ses chevilles, les pieds nus dans ses baskets, le vent taquine ses mèches alors qu’elle traverse avec Quentin le parc André Malraux de Nanterre.

Ludivine se sent libre dans cette tenue qui dérobe les formes au regard, sa tenue de tous les jours, conforme – sans être imposée – avec celle que portent tous ses condisciples féminins (tiens d’ailleurs, pourquoi ce mot n’existe pas au féminin ?), tenue imposée par la « domination patriarcale » qui gangrène le monde depuis des dizaines de millénaires. Une tendance vestimentaire évoquée – pour d’autres raisons – par Michel Houellebecq dans Soumission, que l’on considérait à l’époque comme de la science-fiction.

C’est en tout cas sa conviction profonde et cela la remplit d’exigences. Bien sûr, son père est loin d’adhérer à cette théorie. Elle se rappelle mot pour mot sa dernière tirade : « Alors que nous évoluons dans un monde de plus en plus exposé à une compétition féroce qui fait perdre inexorablement à l’Occident – la France en premier – des parts de marchés, on constate, concomitamment, la montée toujours plus affirmée de ces exigences, et surtout celle de ne pas subir ce déclassement grâce au parapluie de l’État. Je ne sais pas où peut nous mener cette dichotomie. Tant que l’État pourra emprunter à bon compte, tout ira bien. Mais après… »

On dirait qu’il donne une conférence à une assemblée de moutons, bien qu’il dénonce aussi la « panurgisation rampante de la société ». Ce qui tendrait à laisser penser qu’on est toujours le mouton d’un autre…

Ludivine et Quentin entrent à présent dans le « Jardin d’exception », un endroit méconnu au cœur du parc, une merveille de composition florale.

Ils vont s’asseoir sur un banc et aussitôt le garçon sort de sa sacoche un exemplaire du dernier opus de Laurent Berger, Sortir de la crise, très annoté.

 —  Je te l’ai prêté, réagit Ludivine, pourquoi tu l’as gribouillé comme ça ?

Elle déteste ces gestes d’appropriation, prémices d’initiatives dont elle ne veut surtout pas être l’objet. Quentin bafouille :

—  Bah, il y avait beaucoup de choses intéressantes…

Ils tombent immédiatement d’accord. Berger a vu juste : pour sortir de la crise sanitaire, et face à des « défis colossaux », il faut plus de concertation, plus d’écoute sur le terrain, notamment des travailleurs, privilégier la vie avant toute considération économique, revaloriser les « personnes invisibles », s’appuyer sur les collectivités territoriales, en bref repenser l’économie en mettant la transition écologique au cœur des priorités, tout en « faisant vivre les valeurs de solidarité et de justice sociale » et en « développant de nouveaux critères de progrès »..

—  C’est une belle formule, ça, « développer de nouveaux critères de progrès », répète Ludivine, rêveuse.

Car elle fait souvent ce rêve éveillé d’une planète propre où les émissions de CO2 ne seraient plus qu’un vague souvenir, où s’ébattraient avec confiance toutes les espèces animales, où l’homme n’abuserait pas de sa situation dominante, où chacun respecterait l’autre en lui exprimant sa bienveillance. N’est-ce pas dans la nature des choses ?

Il faut que l’État agisse !

Mais une ombre vient s’interposer. Toujours son père.

Celui-ci est dévoré par le scepticisme. Car de quoi s’agit-il ? Demander davantage à l’État alors qu’on le critique toujours plus ? Qu’il prenne en charge totalement l’individu de sa naissance à sa mort, pour son éducation, son parcours professionnel, son logement, sa santé, sa nourriture, mais en même temps donner beaucoup plus de pouvoir de décision à l’individu en question ? Lui ôter toute responsabilité individuelle tout en sanctuarisant sa liberté individuelle ?

Moins de responsabilité, plus de liberté, serait-ce un slogan ?

Et à quel prix ? Rien n’est chiffré. Certes, Berger estime qu’il ne faut pas s’encombrer de contraintes budgétaires, qu’il faut mutualiser la dette au niveau européen, qu’il faudrait même la rendre perpétuelle, en clair la laisser exister mais ne pas la rembourser.

Xavier a parcouru l’ouvrage laissé sur une table par Ludivine. En diagonale car son esprit s’est très vite déconcentré dès la lecture d’une phrase en quatrième page : « Cela exige de parvenir à une vision partagée de la société dans son ensemble qui ne soit pas une vision fragmentée ». Car justement, tous les problèmes de la société viennent du fait que chacun – et c’est peut-être toute la richesse de l’homme – en a une représentation très personnelle. C’est comme quelque chose inscrit dans l’ADN au même titre que le fait d’avoir deux bras et deux jambes, ou d’éprouver le besoin de procréer pour perpétuer l’espèce. Cette phrase revient à essayer de résoudre un problème en le niant.

L’ouvrage de Laurent Berger, selon sa conception profonde, est en fait un concentré de solutions très franco-françaises s’appuyant sur des « valeurs universelles » qui sont loin de faire l’unanimité dans le monde et qui seraient même en voie de régression.

Mais peut-être s’agit-il que la France soit le phare éclairant toutes les autres nations en péril ? Il n’est pas certain que la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique ou même les États-Unis, notre allié de toujours, la considèrent ainsi.

Ludivine chasse l’image de son père. Elle se lève, fuyant probablement et sans le vouloir Quentin qui, lui aussi gagné par une sève de printemps, s’est un peu trop rapproché d’elle. Là encore, il ne s’agirait pas qu’une certaine convergence de vues amène à d’autres rapprochements.

—  Où vas-tu ? lui crie-t-il, en rassemblant ses affaires.

—  Développer des nouveaux critères de progrès. Ça urge !

Et puis, de son regard vert, ensorcelant :

—  Pense à Pâques ! N’oublie pas les chocolats pour la prochaine fois, au lait de préférence…

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

5 avril 2021

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