Chroniques vingt-et-unièmes — Des objectifs ambitieux — 26 avril 2021


 Des objectifs ambitieux


L’information est passée quasi inaperçue. Aussi importante, selon le point de vue de Sébastien, que le fait que Meghan Markle n’ait pas assisté aux obsèques du Prince Philip, ou que le rapt de la petite Mia, affaire certes malheureuse sur laquelle les médias ont braqué le projecteur pendant trois jours, mais qui n’en demeure pas moins un fait divers. 

L’information dont il s’agit est la décision prise par la Chine de se doter de sa propre cryptomonnaie, le « crypto-yuan » – qui n’est pas seulement un effet d’annonce puisque la phase expérimentale a déjà commencé avec 750 000 participants. Sans en avoir l’apparence, c’est un bouleversement géopolitique, sans l’aide d’armes nouvelles, de robots tueurs ou de course dans l’espace.

Sébastien court à la lisière de la forêt de Louveciennes sous les reflets acides de ce matin de printemps. Il réfléchit à la dernière conversation qu’il a eue il y a un mois avec Xavier sur les cryptomonnaies existantes, dont la plus célèbre est le bitcoin. Contrairement à celles-ci, qui en vérité sont plus des crypto-actifs que des monnaies compte tenu de leurs fluctuations erratiques, le crypto-yuan aura véritablement ce statut en ne laissant pas prise à la spéculation, parce qu’administré par la Banque centrale chinoise qui en assurera l’émission et en garantira la stabilité.

Le Pays du Milieu, avec cette innovation, vise deux objectifs.

Le premier d’ordre interne : remplacer la circulation des pièces et des billets en généralisant cette monnaie numérique d’ici 2022. Une mesure qui permettra de tracer au premier centime toutes les transactions et d’éradiquer ainsi tout ce qui reste d’évasion fiscale (le rêve de tous les gouvernements) et de corruption dans un pays déjà très surveillé, régi par la reconnaissance faciale et les crédits sociaux.

Le second, plus stratégique : proposer cette monnaie moderne comme support de transaction international aux échanges commerciaux à tous les pays, d’Afrique notamment, qui en feront la demande. Le yuan ne représente en effet que 4% des échanges actuels – face aux 88% du dollar – et l’ambition de la Chine est que sa monnaie prenne toute sa place dans le commerce mondial aux côtés du dollar et de l’euro, avec sans doute l’ambition secrète de les supplanter. 

Et c’est là que cette initiative prend tout son sens. La valeur des devises euro et dollar, les taux d’intérêt ridiculement bas, parfois négatifs, auxquels peuvent emprunter les pays (États-Unis et membres de l’Euroland) qui les utilisent, tout cela ne dépend que de la confiance placée dans lesdites monnaies, servant aux échanges internationaux et recherchées comme réserves de change. Le jour où elles seront concurrencées par une autre monnaie comme le crypto-yuan, on peut sérieusement s’interroger sur le risque de voir les taux des zones euro et dollar s’envoler, et les États concernés s’enfoncer dans la banqueroute.

Sébastien s’essouffle, arrête sa course, se penche en avant, mains sur les genoux. Il doit faire attention à ne pas surestimer ses capacités, un jeu dangereux à la sortie de l’hiver. Sa pensée, elle, continue de cheminer :

Reconnaissance faciale, crédits sociaux, échanges dans une monnaie traçable… On imagine difficilement les États-Unis et l’Europe s’engager dans une telle démarche. Il faudrait d’abord tenir compte du « niveau d’acceptabilité de la population », formule très à la mode en France. Une conception très différente du « accepte ou crève » qui prévaut en Chine.

Mais pour l’instant, celle-ci a accepté de participer au sommet du climat organisé par les États-Unis en la personne de Joe Biden. Bien qu’elle soit le plus gros pollueur de la planète en sa qualité d’« usine du monde », elle tient à assurer sa place dans le concert des nations. La Russie, l’Inde, le Brésil et l’Union européenne sont aussi de la partie. Les acteurs les plus décisionnels de la planète sont présents et c’est déjà un exploit en soi. 

Sébastien approuve cette initiative mais Xavier, qui lui a confié son sentiment la veille lors de la partie d’échecs qu’il a encore perdue, est plus sceptique (« Les promesses n’engagent… »). Le sujet les a ramenés à la loi Climat et son ami a encore ajouté :

—  Je pense que beaucoup de personnes ont besoin de mener des combats pour donner du sens à leur vie, et c’est quelque chose de très sain. Mais ramenons ces combats à leur juste proportion. La France représente 0,9% des émissions de CO2 de la planète alors que la Chine en produit 28,2%, les États-Unis, 14,5% et l’Inde 6,6%. La loi Climat se donne pour objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre, principalement le CO2, de 40% en 10 ans alors que la consommation de charbon, très émettrice de CO2, augmente de 5% par an pour les trois autres pays que je viens de citer. Fais alors le calcul : 40% de moins pour la France sur la petite fraction de 0,9% qu’elle représente, et de l’autre côté une augmentation en moyenne de 5% par an pour ces trois pays totalisant près de 50%. C’est encore une déclinaison de la « France éclairant le monde »…

C’est le caractère sombre de Xavier, pense Sébastien. De toutes les façons, on n’obtient jamais le consensus. Greta Thunberg elle-même, toujours menaçante, y est allée de sa petite musique vis-à-vis des dirigeants de la planète : « Combien de temps pensez-vous que vous pouvez continuer à ignorer le changement climatique … sans avoir à rendre des comptes ? ».

Il faut toutefois rester mesuré. Sébastien le reconnaît à contrecœur, il y a eu une surenchère lors du sommet. La plupart des nations, n’ayant pas réussi à tenir les objectifs – loin d’être démesurés – de l’accord de Paris de 2015, veulent maintenant « laver plus blanc » que les autres, en se donnant des objectifs encore plus ambitieux. Une sorte de rédemption mondialisée ? L’avenir le dira…

Il s’appuie contre un chêne plantureux, le saisit comme un adversaire de sumo, pousse de toutes ses forces. Puis enchaîne des flexions sur les avant-bras, cinquante de suite.

Il a rejeté beaucoup de CO2 pendant cet exercice mais qu’on ne lui en veuille pas, la forêt compensera…

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

26 avril 2021

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