Chroniques vingt-et-unièmes — Pourquoi des réponses ? — 29 mars 2021

 Pourquoi des réponses ?


Le silence de la forêt est l’endroit propice pour retrouver, dans une lumière haletante, la sérénité, surtout quand on vient, comme Xavier, et selon une habitude maintenant ancrée, de perdre deux parties d’échecs. Suivant l’exemple de la dernière fois, il y a entraîné Sébastien après la défaite et respire de tout son saoul l’air chargé d’humus des sous-bois.

Ils parlent peu dans l’épaisseur feutrée des ramures qui les entourent, comme expurgés furtivement de leur époque, et puis, parvenus à une clairière, Sébastien rompt ce moment paisible. Ayant quelque argent à placer à la suite d’un héritage, et fidèle à ses convictions, il songe à de l’« investissement socialement responsable », que les banques, dans une œuvre purement rédemptrice ou suivant l’air du temps, proposent avec force en ce moment. Il prend conseil auprès de Xavier qui suggère : 

—  As-tu pensé au bitcoin ?

Sébastien lève la tête :

—  Tu plaisantes… Je regarde la cime de ces arbres et comme dit le proverbe, « les arbres ne montent pas jusqu’au ciel ».

—  Oui mais ils peuvent grandir longtemps. Tout dépend des arbres : baobabs géants ou saules pleureurs…

—  Mon cher, le bitcoin est une bulle, tous les économistes le disent !

—  Certainement, certainement, mais la question est de savoir quand elle va éclater. Demain ou dans cent ans ? Quand le bitcoin a été créé en janvier 2009, il valait un millième de dollar. Deux ans plus tard, il a atteint un dollar et on a alors parlé d’une bulle. Même discours quand il a franchi 1 000 dollars. Aujourd’hui, il flirte avec les 60 000 dollars et on évoque toujours une bulle. C’est comme l’Univers : c’est une bulle en expansion et pourtant ça fait 13,7 milliards d’années que ça dure…

—  Je retiens cette comparaison, il fallait la trouver !

Ils avancent prudemment sur un sentier encombré de branches cassées. Encore dépouillés de leurs feuilles, mais bourgeonnants, des chênes devant eux imposent leur masse compacte. Des candidats possibles pour la reconstruction de la flèche de Notre-Dame. 

Xavier précise :

—  Et tu sais pourquoi le bitcoin monte ? Toujours à cause des flots de dollars et d’euros que déversent tous les jours les banques centrales américaines et européennes. Tu comprends, il faut bien que l’argent se place quelque part. Et dans l’esprit de beaucoup de personnes, dollar et euro deviennent des monnaies de singe alors que le bitcoin c’est du solide !

—  Si j’avais l’argent suffisant, je préférerais la peinture.

—  Oui, mais là aussi, il faut les reins solides. Dernièrement, un recueil rare et authentique de Ronsard a été vendu plus de 200 000 euros. Et un simple dessin du Bernin – XVIIe siècle – a été adjugé aux enchères pour 1,9 million d’euros. Record pulvérisé pour l’artiste. Toujours l’effet des banques centrales…

—  1,9 million d’euros !

—  Et ne parlons pas des Non-Fongible Token, ce qu’on appelle les NFT. Des œuvres d’art authentifiées avec la technologie des blockchain, comme les cryptomonnaies. Il paraît que les investisseurs se les arrachent. Par exemple, l’artiste américain Beeple, très en vogue en ce moment, vient de vendre, par l’intermédiaire de Christie’s, une œuvre qui n’est en fait qu’un collage de 5 000 photos qu’il a déjà publiées sur plus d’une décennie. Eh bien, il en a tiré 69,3 millions de dollars !

—  Le monde est dingue…

—  Les banques centrales, encore…

Ils gravissent un talus herbeux. Sébastien qui marche en tête s’exclame :

—  Finalement, ce que j’aimerais le plus, c’est investir dans une place de cinéma. Ça me ferait du bien… Au fait, tu as vu la Cérémonie des Césars ? J’ai bien aimé…

La Cérémonie des Césars. Xavier regrette, lui, de l’avoir regardée jusqu’au bout. Il avait observé la tendance depuis plusieurs années mais il lui semble que cette année on a assisté à l’apothéose. Devenue un forum des luttes, voire de convergence des luttes, on s’y est exprimé contre la précarité, le sexisme, les violences conjugales, les violences policières, le racisme, l’esclavagisme, sans oublier bien sûr « l’incompétence gouvernementale », et on a parlé, accessoirement, de cinéma. Un secteur pourtant largement soutenu par l’État – 1,2 milliard d’aides -, bien plus que ce que font les autres pays. Il estime que chacun a le droit de s’exprimer sur les luttes auxquelles il adhère, mais était-ce l’endroit ? La profession n’est-elle pas en train de se saborder et la cérémonie ne risque-t-elle pas de disparaître, abandonnée par ceux qui la financent ? Pour lui, le pic de vulgarité a été atteint avec la prestation déshabillée de l’actrice Corinne Masiero, tampons hygiéniques vissés dans les oreilles, qui d’ailleurs pourrait se voir poursuivie pour outrage à la pudeur. Aux critiques dont elle a fait l’objet ensuite, elle a répondu en substance : « Encore du sexisme ! Après 25 ans, on n’a plus le droit de montrer son c… » Elle n’y a vu au final que des attaques venant du Moyen-Âge, se vantant de vivre en 2021, et elle en a désigné les auteurs : « Ceux qui sont choqués, ce sont beaucoup de personnes de sexe masculin, d'un certain âge, d'une certaine couleur, d'une certaine classe sociale, qui sont choquées quand une personne de sexe féminin d'un certain âge se fout à poil… » 

Cela décrit parfaitement Xavier ; il fait partie de ces personnes-là, et c’est donc ce qui expliquerait sa gêne. Il est au moins rassuré sur ce point. Émeline, avec qui il en a discuté, est moins caustique que lui, trouve l’intervention de l’actrice tout juste déplacée : « On a bien eu L’Origine du monde de Courbet, alors pourquoi pas Masiero ? » Et il se demande après tout si ce n’est pas lui qui est déplacé par rapport à l’époque.

Observant le mutisme de son ami, Sébastien interroge :

—  Tu pensais à quoi ? 

—  Je pensais que je suis déplacé…

Sébastien est un habitué des réflexions hermétiques de Xavier. Il change de sujet, alors que des effluves d’étang les assaillent :

—  Et le carnaval de Marseille ?

Le carnaval de Marseille, encore un sujet de réflexion. Les autorités ont jugé la conduite des participants « inadmissible » mais selon William Tab, ancien directeur général de la Santé, le relâchement des Français viendrait d’un manque de stratégie du pouvoir, du fait qu’on ne leur explique pas pourquoi on prend ces mesures de protection. Peut-être, pense Xavier, que les Français ne suivent pas l’actualité ? Qu’ils ignorent qu’il existe une épidémie ? Il n’y voit qu’un exemple des idées étranges qu’on entend de toutes parts. Comme celle d’un responsable politique qui déclare, après le « couac » de l’attestation de sortie, qu’il est temps que le politique « reprenne le contrôle sur l’administration ». Comme si ce responsable ne savait pas que le phénomène administratif s’instaure dans toute structure dès qu’elle atteint une certaine taille.

Non, vraiment, je ne suis plus dans le coup.

Les deux amis longent maintenant une étendue argentée. Des carpillons se tiennent près du bord. Ils fuient en nuée la vibration causée par leurs pas ; puis cherchent abri dans un mur de roseaux.

À nouveau le silence. Sébastien attend la réponse de Xavier qui ne vient pas, qu’il n’aura pas. 

Après tout, pourquoi faudrait-il une réponse ?

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

29 mars 2021

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