Chroniques vingt-et-unièmes — Peut-être qu’avec l’habitude… — 1er mars 2021

 Peut-être qu’avec l’habitude…


Le froid est moins intense. De la Goutte d’Or, Hamid remonte le boulevard de la Chapelle vers le métro Stalingrad où sous une tente va bientôt se tenir une distribution de soupe. Étape indispensable. Même s’il est employé occasionnellement pour quarante euros par jour, et sous le manteau, à éplucher des légumes dans un restaurant qui pratique la vente à emporter, ce n’est pas suffisant. La sous-sous-location d’un compte Uber Eats lui rapporte aussi quelques ressources. Mais à la ville, il y a forcément des dépenses. Et il veut pouvoir se payer une fois par semaine une chambre à l’hôtel pour s’offrir une toilette complète. Le reste du temps, il lui reste pour dormir la nuit les porches d’immeuble ou les devantures de magasin, enroulé dans trois couvertures offertes par Émeline. Car il fuit les regroupements dans les squares ou sous le périphérique. Trop de trafics, trop de violences parmi une population venue trouver un Éden qui se dérobe chaque jour.

Il garde un souvenir enchanteur du réveillon de Noël passé chez Émeline, Xavier et Ludivine. Et du lit tout chaud qui l’attendait ensuite. On lui a proposé de rester quelques nuits mais il a préféré refuser, par fierté. Pendant le repas, la question des migrants a bien sûr été abordée, avec retenue des deux côtés. Directement concerné, il n’est pas loin de partager la position de Xavier qui ne voit que deux solutions possibles à la situation. Soit verrouiller totalement les frontières maritimes, notamment les côtes d’Afrique du Nord, pour bloquer à la source l’embarquement des migrants ; soit au contraire organiser un pont aérien ou maritime pour aller les chercher avant qu’ils ne prennent la mer, et les répartir dans les pays d’accueil. Au lieu de cela, on ne tranche pas, on se contente d’un entre-deux. Pour des raisons économiques, on n’ouvre pas les portes, et pour des raisons humanitaires, on ne les ferme pas. On laisse les migrants enrichir les passeurs et tenter le départ au péril de leur vie, avec l’espoir qu’ils seront sauvés de leurs épaves flottantes par des ONG qui les déposeront sur les côtes de Lampedusa ou de Sicile. Retenus quelques semaines, ils seront relâchés avec, pour la plupart, l’obligation jamais contrôlée de quitter le territoire. Et le périple continuera alors à travers chemins de douaniers ou cols enneigés pour gagner le paradis. Un parcours cauchemardesque et dénué de sens. Des reportages mettent quelquefois en lumière leur itinéraire, leur espoir ou désespoir, leurs tentatives illégales de passage de frontière et leur accompagnement par des associations caritatives. Misère humaine et hypocrisie. C’est surtout cela qui submerge Hamid. Comment fonctionne la société occidentale ? Pourquoi des pays aussi puissants n’arrivent-ils pas à décider ? À ne pas pouvoir dire oui. À ne pas pouvoir dire non.

En comparaison, la population d’ici devrait toucher le bonheur par le simple fait de vivre en France. Appliqué à la corvée d’épluchage dans un minuscule réduit, il a entendu les résultats de « l’enquête sur la confiance des Français » rabâchés par la télé branchée en permanence dans la salle de restauration déserte. On y apprend que la lassitude et la morosité sont en hausse, que la méfiance continue de s’installer. Plus des trois quarts des Français ont une vision négative de la politique. Elle leur inspire même le dégoût dans 23% des cas.

Il aperçoit la file qui s’est formée devant la distribution de soupe, et ralentit son pas. Déjà cinquante personnes. Des Afghans comme lui, mais aussi Erythréens, Éthiopiens, Soudanais… On pourrait déceler de la désespérance sur les visages mais il y flotte plutôt, contre toute attente, une sourde satisfaction d’avoir échappé à l’enfer.

La désespérance, c’est chez les Français qu’elle s’installe. Une autre enquête montre que 20% d’entre eux sont dépressifs, et qu’autant ont envisagé de mettre fin à leurs jours. La consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs explose. Il n’y aurait plus de futur, les joies et l’insouciance appartiendraient au passé. Hier, un reportage l’a stupéfié, celui d’une étudiante, très jolie, ne supportant plus d’être confinée dans son appartement, parcourue par des idées de suicide. Sa seule bouée de sauvetage : des cachets de prozac. Elle est, selon les commentateurs, l’illustration d’une « jeunesse sacrifiée » qui ne connaît que la « galère ». Mais elle a pourtant un toit et mange à sa faim ! se dit-il.

Alors pourquoi ?

Il a sa petite idée sur le sujet. Les chaînes d’information broient du vide, inventent du contenu, laissent libre cours à toutes les opinions. Experts et contre-experts s’y succèdent, prophètes de calamités, chacun apportant sa petite note eschatologique.

Et il entend aussi que le monde, par sa violence, serait menaçant. On cite la recrudescence des rixes entre bandes, la mort de trois adolescents dans des combats de rue en une semaine. Lui se souvient pourtant que lorsqu’il avait dix ans, en 1980 – et les Occidentaux doivent s’en rappeler également – le monde n’était pas si idyllique. Cette année-là, un triple danger : l’Afghanistan, son pays, était envahi par les Soviétiques ; l’Iran détenait les otages américains avec le risque que l’affaire dégénère en un conflit généralisé ; et l’affrontement Iran-Irak venait de démarrer. Sans parler de la guerre froide qui n’en finissait pas. Pourtant, pour l’époque, ce n’était qu’une année parmi d’autres aussi instables et dépourvues de futur – si l’on appliquait les critères d’aujourd’hui. Alors ces jeunes qui se battent jusqu’à la mort pour des futilités, savent-ils ce qu’est la vraie guerre, celle où les populations civiles cherchent à éviter les balles ?

Il imagine – mais ce n’est que pure ironie – un petit stage à Kaboul pour tous ces désespérés, un petit stage leur permettant de prendre conscience d’une autre réalité, qui n’est bien sûr pas la meilleure, mais qui aiderait à introduire une dose de relativisme.

Il a beau essayer, pour s’intégrer, d’épouser la façon de penser des Français, mais ces réactions se situent au-delà de son champ de compréhension. Cependant, peut-être qu’au bout de quelques années, avec l’habitude…

Son tour est arrivé. Il emporte son velouté aux champignons. Il réfléchit : oui, avec l’habitude, il deviendra un parfait Français.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

1er mars 2021 

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