Chroniques vingt-et-unièmes — On ne choisit pas son âge — 15 mars 2021

 On ne choisit pas son âge


—  Vous avez vu pour Danone ? Pour une fois qu’on avait un PDG qui ne pense pas qu’au fric !

—  Tu fais allusion à Emmanuel Faber ? répond Xavier.

Il a levé la tête de sa tablette devant l’indignation de Ludivine qui, mèches en bataille et encore légèrement humides après le séchoir, vient de rejoindre la table de petit-déjeuner.

—  Bien sûr.

Xavier hoche la tête :

—  Oui, c’est malheureux pour Emmanuel Faber. C’est vrai qu’il a eu le courage de donner à Danone le statut de « société à mission », la seule du CAC40, avec des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux. Mais l’action a perdu 30% de sa valeur en dix-huit mois…

—  Mais on s’en fout de la valeur de l’action ! rugit-elle.

—  Tout dépend de ce qu’on recherche. La stratégie d’une entreprise, c’est, en théorie, un équilibre entre l’aspect commercial, financier et social. Il semble que l’équilibre mis en place par Faber n’ait pas convenu aux actionnaires. Alors on peut, pour se soulager, crier sur les actionnaires et craindre qu’ils ne cèdent à la tentation de dépecer Danone, comme on l’a entendu ici et là. Mais ne perdons pas de vue qu’une entreprise trop peu valorisée est une proie facile pour des raiders qui, eux, ne se priveront pas de la dépecer immédiatement pour gagner de l’argent. Mais le fond du problème pour Danone, et pour toute l’économie française, c’est que les actionnaires sont ailleurs, à l’étranger. À force de les diaboliser, les actionnaires français ont jeté l’éponge. En conséquence, les décisions se prennent hors de nos frontières…

—  Et voila ! Tu ne raisonnes qu’en termes de capitalisme !

Xavier reconnaît le discours habituel de Ludivine. Pour elle, les inégalités sociales, la destruction de la planète et l’exploitation des femmes n’auraient qu’une origine : la société patriarcale dont le capitalisme marque l’apogée.

—  Et heureusement, continue-t-elle, on en aura bientôt fini avec le capitalisme, il est moribond !

—  Oui, réplique Xavier avec lassitude, c’est ce que répètent Thomas Piketty et d’autres mais je n’en suis pas aussi sûr. J’entendais déjà ça dans ma jeunesse, et mes parents aussi. Marx, aussi, le disait il y a 150 ans. Je crois plutôt que le capitalisme ne s’est jamais aussi bien porté. Va donc faire un tour en Chine. Là-bas, c’est le Far-West. Intéressant d’ailleurs le témoignage de cette Chinoise, Chunyan Li, émigrée depuis dix-sept ans en France et qui avoue qu’elle a trouvé chez nous le véritable socialisme…

—  C’est un cas isolé. 

—  Admettons. Je ne dis pas que le capitalisme, ce qu’on peut appeler la loi du marché, est un système idéal mais c’est celui qui s’est imposé au cours des siècles comme le moins mauvais. Dans le passé, on a essayé de l’ignorer ou de l’interdire, on a connu les théocraties, les monarchies de droit divin, les dictatures du peuple et les dictatures tout court mais elles n’ont pas enchanté les foules. En fait, je dirais que c’est comme le système des précipitations pour amener de l’eau sur les terres grâce à l’évaporation de la mer. Ça provoque de temps en temps de fortes pluies, des inondations, mais on fait avec car on n’a pas trouvé mieux.

—  C’est n’importe quoi… soupire Ludivine en levant les yeux au ciel.

—  Mais si ta génération trouve un système qui fonctionne sur la durée, et pas seulement dans l’imagination, je suis preneur…

—  De la part d’un boomer qui a bousillé la planète, je suis flattée !

Ah les boomers, heureusement qu’on a maintenant ces boucs émissaires, pense-t-il.

Ludivine a saisi le pot de confiture de myrtilles et une fraction de seconde il lui semble qu’elle hésite entre s’en servir ou lui lancer à la figure. Mais elle continue tranquillement :

—  Tu parlais de la Chinoise. D’accord, il y a là-bas moins de démocratie que chez nous mais elle va s’y imposer, c’est I-NÉ-LUC-TABLE.

—  Je ne suis pas certain que les Chinois dans leur ensemble aspirent à la démocratie. Ils veulent bien vivre, gagner beaucoup d’argent, et surtout, le montrer. D’ailleurs, notre démocratie serait plutôt pour eux un repoussoir – et ce que je dis est valable pour la Russie : nous avons bien chez nous la démocratie mais tout le monde est mécontent, ou déprimé…

Ludivine insiste :

—  Il faut la DÉ-MO-CRA-TIE PAR-TI-CI-PA-TIVE ! Chacun devrait avoir le droit d’exprimer son avis pour que celui-ci influe au jour le jour sur les décisions au sommet.

—  Allons jusqu’au bout du raisonnement. Je suis sûr que si on organisait des référendums sur certains sujets comme la restauration de la peine de mort, l’annulation de la dette ou l’arrêt des centrales nucléaires, on obtiendrait des OUI massifs. Mais il vaut mieux mesurer avant les engagements européens ou les conséquences économiques et financières.

—  Excuse-moi mais ton raisonnement est limité…

—  Merci ! gronde Xavier qui commence à s’échauffer.

—  Oui parce que tu raisonnes dans les limites du système actuel, alors que ce système il faut l’abattre…

—  Et pour le remplacer par quoi ? Le chaos ?

—  Du chaos, il en ressort toujours quelque chose.

—  J’ai déjà entendu ça…

—  C’est bientôt fini ? intervient Émeline, excédée de cette conversation, une de plus, où chacun restera sur ses positions. Je ne vois vraiment pas l’intérêt de vous chamailler ainsi avant de commencer la journée !

Ludivine se lève.

—  Je me dépêche, je file chez Quentin préparer un TD, dit-elle en guise de conclusion.

—  N’oublie pas d’abattre le système ! lui crie Xavier quand il l’entend sortir en claquant la porte de la maison.

—  Allons ! fait Émeline, elle est jeune et toi tu n’es plus un gamin.

Un gamin. Il aimerait, quelquefois, pour ne plus être gouverné par la raison. 

Mais on ne choisit pas son âge.

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

15 mars 2021

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