Chroniques vingt-et-unièmes — Morale du temps et de l’espace — 8 mars 2021

 Morale du temps et de l’espace


Une séance du samedi après-midi au Liber Circulo, organisée en journée, couvre-feu oblige. Cinq personnes déjà : le professeur Marcus évidemment, le fondateur du club littéraire ; Louis, son collègue de Jussieu ; et puis Guillaume, Elsa et Damien. On attend encore Ludivine et trois autres membres.

Marcus prépare la table où va se dérouler la discussion qui suivra l’examen d’un livre (aujourd’hui, La Sainte Touche de Djamel Cherigui, épicier de son état à Roubaix mais jeune écrivain prometteur, qui s’est lancé dans la douleur et avec succès dans un premier roman). Elsa, gérante d’une galerie dans une rue adjacente des Champs-Elysées, s’interroge sur un mouvement émergent qui voudrait rendre indissociable l’œuvre artistique de son auteur. Elle se sent directement concernée, citant Polanski et la polémique suscitée par le César reçu pour son J’accuse. Mais aussi les prises de position à propos de Balthus. Des avis partagés, on s’en doute. Louis  et  Damien  penchent  pour  la  « non-dissociation » ; Marcus est trop affairé ; Guillaume, lui, s’insurge :

—  Si on commence à examiner tout le patrimoine artistique du passé avec le regard d’aujourd’hui, il est gravement en danger. Tu dis que Balthus pose problème, qu’il aurait trop représenté des adolescentes dans des poses lascives… Et que des voix chuchotent que la morale ne peut rester indépendante de l’art. Ça commence toujours comme ça : des chuchotements. À cela, je répondrai qu’au nom de la morale, on peut jeter beaucoup d’œuvres au pilon. On pourra se passer ainsi d’écrivains comme La Fontaine, auteur de contes licencieux ; de Baudelaire et Flaubert avec leurs ouvrages jugés contraires aux bonnes mœurs ; de Degas qui s’est beaucoup attardé lui aussi sur les danseuses ; de Wagner et de Céline en raison de leur antisémitisme notoire ; de Genêt pour son parcours de délinquant ; de Heidegger à cause de ses Cahiers noirs ; de Gunther Grass rattrapé par son passé trouble pendant la guerre… On peut en citer comme ça des tonnes !  Et  puis  quelle  morale ? Celle de l’époque ou celle d’aujourd’hui ?

—  Comment ça quelle morale ? réagit Elsa, la morale est universelle…

—  Tu crois vraiment ? Mais la morale n’arrête pas de changer ! Dans la Grèce antique, l’homosexualité était recommandée. Et même la pédophilie dans une relation maître-élève où l’on échangeait l’expérience contre la jeunesse.

—  C’est vieux tout ça !

—  Alors, plus proche : Luc Ferry dans une chronique vient de rappeler que dans les années 70, des intellectuels de renom, comme Sartre, Beauvoir, Barthes, Deleuze ou Foucault, tous héritiers de 68, signaient des pétitions pour une reconnaissance de la pédophilie dans un contexte de totale libération des mœurs. Rappelle-toi que Cohn-Bendit a connu des soucis pour des confessions imprudentes dans un livre. Et Gainsbourg dont on célèbre les trente ans de la mort en ce moment, souviens-toi de sa chanson provocatrice avec sa fille de douze ans qui n’a pas effrayé tant que ça à l’époque. (Guillaume s’interrompt.) Je précise, à toutes fins utiles et devant votre mine effrayée à tous, que je ne fais pas l’apologie de ce genre de pratiques. Je relate des faits, simplement…

—  Ah bon ! glousse Elsa, vaguement inquiète.

—  Et comparons deux époques : 1972 et maintenant. En 1972, l’homosexualité était un délit lorsque l’une des personnes avait moins de 21 ans – on se souvient de l’affaire Charles Trenet –, et l’avortement était un crime. Par contre, les relations sexuelles avec des mineurs, même en dessous de 15 ans, étaient largement ignorées, voire tolérées. Aujourd’hui, le mariage homosexuel est entré dans les mœurs, le délai d’avortement va bientôt être poussé à quatorze semaines, et on durcit au contraire la législation sur les relations avec les mineurs. On débat même sur les relations entre adultes, avec la notion « d’emprise ». C’est illustré par l’affaire Patrick Poivre d’Arvor. Bientôt, toutes les relations intimes entre personnes qui n’ont pas le même statut social deviendront suspectes. On arrivera toujours à trouver une situation de domination…

—  Tu exagères, intervient Marcus qui a dressé une oreille.

—  Pas tant que ça. Je voulais simplement illustrer que la morale change en permanence dans le temps, que toutes les avancées sont fragiles. Ce que nous faisons aujourd’hui sera peut-être très mal vu dans cinquante ans. Et je ne parle pas de la morale dans l’espace ! Est-elle la même en Europe, en Afrique noire, dans le monde musulman, en Chine, en Birmanie… Par exemple, en Afrique subsaharienne, les mariages arrangés entre enfants se sont multipliés ces derniers temps… C’est un autre point de vue ou une question de coutume.

—  Mais la morale que nous partageons va s’imposer, c’est le sens de l’histoire… persiste Elsa.

—  Le sens de l’histoire, je ne sais pas vraiment ce que cela signifie, plutôt une succession de zigzags, d’errements… Et quant à imposer notre morale aux autres, celle de notre monde occidental qui représente moins de 15% de la population mondiale, j’en doute beaucoup. Nous ne sommes plus au temps des colonies et c’est heureux. Pour imposer des valeurs, pour donner du sens à des paroles, il faut être fort. Militairement ou économiquement j’entends. De ce point de vue, nous assistons plutôt à un déclin.

Ludivine, apparue sur le seuil de la pièce, lance :

—  On a retrouvé Koji et Gustav, les chiens volés de Lady Gaga ! Je suis sûre qu’elle a payé une rançon. Pas très moral tout ça…

Rires.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

8 mars 2021

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