Chroniques vingt-et-unièmes — Croyances et recommandations — 22 mars 2021

 Croyances et recommandations


La file d’attente s’allonge devant le laboratoire. Celui-ci n’ouvre qu’à 9 heures mais Émeline a préféré s’y présenter une demi-heure avant. Peine perdue : trente personnes attendent déjà pour ce fameux test PCR. Chacun se plie au protocole, attend sagement en remplissant le questionnaire, ce qui prend cinq bonnes minutes : l’identification complète, les raisons du test et, pour finir, une information sur les « dangers éventuels ».

La raison d’Émeline est simple : elle doit rendre visite le lendemain à sa tante dans un Ehpad du Blésois qui exige un résultat négatif du test. Un parcours du combattant qui peut ressembler à une impasse. Car le test demandé doit dater de moins de 48 heures alors qu’elle n’est pas sûre d’en obtenir le résultat dans la journée et qu’elle n’est pas libre le surlendemain…

Les autres personnes, d’après les chuchotements qui lui parviennent, se font tester pour des motifs professionnels, la plupart travailleurs indépendants ou titulaires de CDD ayant régulièrement besoin d’un résultat négatif pour exercer.

Dans l’attente d’être appelé, des petits groupes de discussion se forment, à distance réglementaire, bien entendu. Émeline engage la discussion avec deux femmes qui la précèdent dans la file. L’une travaille dans l’événementiel et l’autre dans la distribution. Salariées précaires, en CDD courts, dont les employeurs successifs exigent des tests tous les deux jours.

Forcément, on discute confinement, vaccination, réouverture des spectacles, restaurants et bars… De quoi d’autre peut-on parler aujourd’hui ? Émeline se veut optimiste, elle s’attend à une amélioration mi-avril comme le laisse entendre le gouvernement.

—  Ils nous disent ce qu’ils veulent, réagit la première. On nous a menti depuis le début et on continue. Même si un jour, c’est fini, il y aura autre chose derrière…

Que des événements se suivent, c’est une évidence pour Émeline. Mais il y a cette suspicion de mensonge, mille fois entendue. Elle se pose toujours cette question : Quel est l’intérêt des autorités à mentir ? Le mobile du crime en quelque sorte (c’est la logique d’Agatha Christie, une auteure qu’elle adore). Pour cacher quelque chose, mais quoi ? Deux théories circulent. Pour la première, il s’agirait de masquer l’incompétence globale du gouvernement. Mais Émeline a entendu ce discours sous tous les gouvernements qui se sont succédé depuis des décennies, toutes tendances confondues, et elle se demande : « Pourquoi recruter les plus incompétents ? » Par mortification, par masochisme ? Pour se faire critiquer ? La seconde théorie est aussi très partagée, celle du complot international, une théorie qui a la faveur en ce moment de l’écrivain Marc Lévy qui court les plateaux de télévision pour assurer la promotion de son dernier roman, Le Crépuscule des fauves, avant de regagner New York où il vit. On y suit les exploits d’une poignée de lanceurs d’alerte, un costume qu’il n’hésite pas à endosser à son tour. Il dénonce notamment les laboratoires pharmaceutiques, ce qui ramène au sujet. Cependant, pour Émeline, le monde n’est pas aussi organisé, ce serait même plutôt le chaos, à moins qu’on ait réussi à organiser le chaos, un bon sujet de discussion.

Elle n’a pas le temps d’y réfléchir, l’autre inconnue déclare :

—  Moi, je n’écoute plus les informations. Ça me permet de rester en dehors de tout ça et je m’en porte très bien. Je suis de temps en temps les actualités sur les réseaux sociaux. Par exemple, j’aime bien Samuel Étienne, sur Twitch.

Émeline n’a rien contre les réseaux sociaux, mais tout de même, ce sont souvent des informations de deuxième, voire de troisième main…

—  Et puis, sans être complotiste, continue son interlocutrice, je pense que tout ça est bien organisé. Les laboratoires se remplissent les poches (a-t-elle lu Marc Lévy ? songe Émeline). Vous ne trouvez pas bizarre, alors que des vaccins sortent pour le Covid, qu’il y ait des variants qui apparaissent ? C’est trop gros !

—  Là, je suis bien d’accord, renchérit la première.

Émeline réfléchit : les croyances, ça ne se discute pas. Elle est devenue la première de la file d’attente, on lui fait signe pour le test, et quelques minutes plus tard, elle sort du laboratoire.

—  Bonne journée, lance-t-elle aux deux inconnues

Que peut-on souhaiter d’autre ?

Heureusement, elle a pu obtenir le résultat du test en fin de journée, négatif comme elle le pensait (11 heures du soir, tout de même !) Le lendemain, elle prend la route. 180 kilomètres jusqu’à Blois. Elle a dû calculer son arrivée. Pas le matin en raison des soins et de la toilette des résidents. Pas trop tard dans l’après-midi pour rentrer suffisamment tôt en région parisienne en raison du couvre-feu.

À l’entrée de l’Ehpad, Nelly, la responsable administrative, l’accueille, pistolet thermométrique à la main. Un autre formulaire très détaillé à remplir : antécédents, éventuels symptômes du virus, décharge de responsabilité… On lui demande de remplacer son masque de tissu, jugé inefficace, par un autre, chirurgical, qu’on lui tend. Et elle apprend qu’elle ne pourra pas rencontrer sa tante dans sa chambre, consignes gouvernementales obligent, mais dans le hall d’entrée, parmi d’autres visiteurs. Toutefois, elle se réjouit de ces mesures de précaution montrant le respect qu’on porte aux anciens. Mais cette satisfaction tourne en incompréhension, et même en stupeur, quand incidemment, au détour de la conversation avec Nelly, elle apprend que celle-ci n’est pas vaccinée – comme la plupart des autres soignants du centre – et que surtout, elle refuse de l’être.

—  Vous comprenez, je suis jeune et en bonne santé et je n’ai pas beaucoup de risques de développer une forme grave.

D’accord, mais vous pouvez contracter la maladie dans votre foyer et la transmettre aux résidents, comme cela a déjà été rapporté dans de nombreux Ehpad.

—  Et puis, on manque de recul…

Cette phrase semble être la phrase magique de ceux qui ont peu d’arguments à opposer. Mais Émeline est abasourdie, elle ne répond pas. Là encore, les croyances… À moins qu’il ne s’agisse de désobéissance civile. Bien sûr, on évoque la liberté de choix et c’est au nom de cette liberté que parmi les soignants un sur trois seulement est vacciné – plus chez les médecins que chez les infirmières et autres auxiliaires – alors qu’ils ont tous les moyens de l’être. Le coronavirus est pourtant la première cause de maladies nosocomiales dans les hôpitaux (26 000 cas depuis le début de l’épidémie). 

Que les soignants croient si peu en la médecine, cela pose question… 

Et puis, au nom de la liberté, pourquoi ne pas dire : « Je suis soignant mais au nom de liberté, je ne porte pas de gants ; au nom de la liberté, je refuse d’utiliser du gel hydroalcoolique… »

Elle considère maintenant Nelly, si gentille et toujours prompte à rassurer les familles, sous un nouveau jour. 

Sous le vernis, la glace.

Elle quitte le centre après une demi-heure passée avec sa tante qui pour la première fois ne l’a pas reconnue. La maladie qui étouffe les mémoires continue son chemin destructeur. L’isolement en a sans doute précipité les effets.

Sur le long ruban d’asphalte qui la ramène à la capitale, elle réprime des larmes, celles des souvenirs qui se fracassent sur l’avancée cruelle du temps. Les étés à la campagne, les fêtes familiales, les anniversaires… Sa tante n’a plus que l’apparence de ce qu’elle fut. Une partie d’elle-même explore déjà les sentiers de l’ombre dans ces contrées lointaines d’où les éclaireurs ne reviennent pas. 

La reverra-t-elle, ici ou ailleurs ? Ah, si j’avais des croyances…

À son domicile, un mail de la directrice de l’Ehpad, envoyé depuis son départ quelques heures plus tôt, l’attend : « Malgré toutes les recommandations que nous appliquons… un membre du personnel a été testé positif. En conséquence, tous les résidents seront à nouveau confinés ». 

La punition. 

Les résidents, vaccinés, vont encore une fois être reclus dans leur chambre parce le personnel, dans sa majorité, refuse d’être vacciné. Et pourtant la vaccination ne fait-elle pas partie aussi des recommandations ? L’écœurement la saisit.

Et autre mauvaise nouvelle, elle apprend le durcissement des mesures en Île-de-France. Comment expliquer la progression de l’épidémie ? Les fêtes clandestines ? Le relâchement ?

Il faudrait plus de croyance dans les recommandations…

FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

22 mars 2021

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