Chroniques vingt-et-unièmes — Un monde idéal — 8 février 2021

 Un monde idéal


Ludivine aide sa mère à plier des draps, et ce moment est parfois celui des confidences.

 —  Tu ne me parles plus de Quentin ? interroge Émeline, un peu narquoise.

—  Je n’en parle pas parce qu’il n’y a rien à en dire.

—  Ce n’est plus ton copain ?

—  Copain si, mais ce n’est pas mon petit copain, et lui le voudrait bien. Il m’a même invitée pour son anniversaire, pour ses vingt ans, avec toute sa famille.

—  Il est pourtant gentil ce garçon…

—  Gentil… Tu parles comme les vieux… Tu me vois déjà maquée à mon âge avec un mec !

—  Tu emploies de ces expressions… Tu as le temps ensuite de changer…

— Ah c’est ça, tu voudrais que je fasse de l’itinérance sexuelle, comme de ton temps…

Le moindre dialogue entre Ludivine et sa mère bute toujours sur une confrontation des temps, une opposition des époques. Les regards qui changent en permanence favorisent ces divergences, avec une tendance qui s’accélère. Ce n’est même plus entre parents et enfants qu’on le constate, c’est de dix ans en dix ans, voire en cinq. Comme le répète Xavier en permanence, tout se brouille, tout se déconstruit et on attend la déflagration finale.

—  Non, de mon temps, comme tu dis, répond Émeline, cela ne se passait pas comme ça, enfin pas pour moi. J’ai l’impression que tu ne supportes pas les hommes, ton père en premier…

—  Je pense comme Camélia Jordana, tous les hommes devraient demander pardon !

—  Pardon de quoi ?

—  Mais de tout enfin ! Tu ne vois pas comment tout va mal. Ce regard sur les femmes ! Tu te rends compte qu’à Pôle Emploi, une femme a dû partir des locaux parce qu’elle allaitait son enfant. Comme si ce n’était pas un geste naturel !

Émeline murmure :

—  On ne peut pas tout faire en public…

—  Mais il y en a assez de cette sexualisation du corps de la femme, de cette société patriarcale ! Tout ça parce que les hommes ne savent pas contrôler leurs instincts. Oui, Camélia Jordana a vraiment raison. En tout cas, moi je soutiens le mouvement des femmes qui allaitent sur TikTok.

Quelquefois, Émeline s’inquiète des propos de Ludivine. Est-ce de l’androphobie à la manière décrite par Pierre-André Taguieff ou une simple humeur de jeunesse ? Elle préfère en sourire :

—  Comment tu feras, tu n’as même pas de petit ami !

—  Arrête maman… On a bientôt fini ?

—  Encore deux draps…

Ludivine soupire. Un silence où chacune retourne dans sa tête les mots qui viennent d’être prononcés. Beaucoup de maladresses.

Xavier a entendu quelques échos de voix, il sort du bureau, un magazine dans la main. Il le pose près de Ludivine.

—  Regarde : ta chère Greta Thunberg a félicité Boris Herrmann, cinquième du Vendée Globe, celui qui s’est pris un chalutier dans la dernière ligne droite. C’est lui qui l’a convoyée sur l’Atlantique quand elle a refusé de prendre l’avion pour se rendre à l’ONU en 2019. Évidemment, l’histoire ne dit pas que parmi l’équipage, certains sont revenus par avion des États-Unis…

Il est caustique. Le seul nom de la jeune Suédoise provoque chez lui une sensation de malaise. Peut-être est-il trop sensible, il se souvient de ses yeux injectés de haine lors de son discours à la tribune de l’ONU. Ce n’est pas en soi ce qui le dérange, un individu peut toujours afficher de la haine. Ce qui est plus grave pour lui, c’est qu’elle soit l’égérie d’une génération qui risque de développer la même haine pour toutes celles qui l’ont précédée. Il pense après tout que la sienne n’a pas démérité, elle n’a pas déclenché de guerre, ou si peu. Elle a considérablement augmenté le niveau de vie moyen, un niveau de vie auquel accèdent les jeunes aujourd’hui.

Ludivine hausse les épaules.

—  Elle au moins, si elle était au pouvoir, elle saurait gérer la pandémie !

—  Je ne lui connaissais pas de telles qualités de gouvernance.

—  Tu te fiches de moi. De toute façon, elle ne ferait pas pire que ce qui se passe en France.

—  Parce que tu penses que le Conseil de défense décide à l’aveuglette ?

—  Le Conseil de défense, on ne sait même pas ce que c’est. Il n’y a aucune transparence.

À force de vouloir de la transparence partout, on n’a plus que des ectoplasmes en face de soi !

C’est ce que pense Xavier au fond de lui. Chacun aimerait savoir ce qui se passe exactement dans les cénacles où se prennent toutes les décisions ; on voudrait que celles-ci résultent de l’enchaînement absolument logique et de la confrontation exhaustive d’arguments et de contre-arguments ; on cherche à ce que toute résolution soit pesée à la décimale près en compagnie des meilleurs experts (quand ceux-ci ne sont pas suspects). Comme si on évoluait dans un monde idéal, comme si, d’un coup, l’humanité avait accédé à un nouveau palier de respect, de sagesse et d’empathie.

C’est peut-être le privilège de la jeunesse d’y croire. Lui y a cru longtemps.

—  De toute façon, le gouvernement a été nul sur les vaccins,  continue  Ludivine,  il  faut  qu’il  dégage !

—  Parce qu’on n’a pas vacciné assez vite ?

—  Exactement !

Il pourrait lui expliquer que compte tenu du peu de doses de vaccin disponibles, il ne servait à rien de se précipiter. Un peu comme une voiture qui accélérerait juste avant un feu rouge. Mais ce qui lui semble le plus problématique, c’est la réaction de Ludivine, reflet d’un mouvement d’ensemble. Il n’a pas d’attirance particulière pour le président Macron, mais quoi qu’il fasse, celui-ci est critiqué. Le « Macron bashing », comme on dit, comme il y a eu avant le « Sarkozy bashing » et le « Hollande bashing ». Tous ces bashings successifs signifient en fait un bashing des institutions, un rejet complet de l’autorité. Bien sûr, la France a depuis longtemps ce comportement contestataire, émeutier même – l’histoire depuis la Révolution en témoigne – mais quel en est le sens ? Construire ce monde idéal ? Il revient à cette pensée.

—  Ça suffit, intervient Émeline. Toujours ces chamailleries !

Ludivine approuve :

—  Tu as raison. Tiens papa, finis de plier les draps avec maman. C’est  bien  pour  ça  que  tu  es  venu ?!

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

8 février 2021 

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