Chroniques vingt-et-unièmes — Agrandir notre champ de vision — 15 février 2021

 Agrandir notre champ de vision


Sandwich à la main, Marcus et Louis vont s’installer sur un banc du Jardin des Plantes. C’est le règne de la vente à emporter, les deux professeurs de Jussieu regrettent les déjeuners du temps lointain où l’épidémie n’avait pas encore frappé. Ils évoquent les nouvelles en s’étant promis d’éviter tout ce qui concerne l’épidémie, ce qui représente un exercice assez difficile. Heureusement, il reste les actualités astronomiques.

—  Mars est à l’honneur, commente Marcus. Il faut dire que les créneaux sont rares pour l’atteindre. Trois expéditions en ce moment ! Chine, Émirats arabes unis et États-Unis. La sonde martienne chinoise Tianwen-1 a envoyé sa première photo, on n’en parle pas beaucoup mais un jour on s’apercevra qu’un drapeau a été planté par un homme sur la planète, et ce ne sera par un Américain ou un Russe…

—  Pas par un Émirati ?

—  J’y crois moins. C’est vrai que la sonde Hope des Émirats vient de se mettre en orbite pour observer le climat de la planète pendant deux ans mais c’est surtout une opération de communication, pour montrer ce qu’ils savent faire.

Louis regarde instinctivement vers le ciel qui aujourd’hui est très bas :

—  Et la mission américaine ?

—  Le but des Américains est de lâcher sur Mars un nouveau rover, Perseverance. Rien de nouveau par rapport à ce qu’ils ont déjà fait avec Opportunity, Curiosity et d’autres, même s’il est beaucoup plus sophistiqué. Il embarque d’ailleurs une camera laser française.

Marcus réfléchit. La planète Mars deviendra-t-elle un jour une colonie de la Chine ? Même si Elon Musk et Richard Branson ont des velléités d’y faire atterrir des vaisseaux, ils risquent de se faire doubler. Mais peut-on faire confiance aux prévisions en la matière ? Il se souvient que durant son enfance, dans les années 70, on affirmait que la Lune serait hérissée de bases vingt ans plus tard et qu’elle servirait de plateforme avancée de départ pour les autres planètes du Système solaire. Qu’a-t-on fait depuis cette fameuse année 1969 où Armstrong a prononcé sa  phrase  célèbre  sur  le  sol  lunaire ? Construire une station qui fait des ronds à moins de 400 kilomètres autour de la Terre ? Il manque au monde un grand projet fédérateur et la vraie conquête de l’espace pourrait être celui-là. Il soupire : il ne le verra pas ce projet.

Louis hoche la tête et interroge :

—  Et à propos d’Avi Loeb, qu’en penses-tu ?

Avi Loeb est ce professeur d’astronomie de Harvard venant d’énoncer une théorie sur Oumuamua, un objet interstellaire qui a parcouru le Système solaire à toute vitesse en 2017. Ses propos agitent le microcosme scientifique. Selon lui, du fait de sa forme très particulière aplatie, ce ne serait ni un astéroïde, ni une comète, mais un engin extraterrestre venu en reconnaissance. « Si j'ai raison, c'est la plus grande découverte de l'histoire de l'humanité », affirme-t-il. Rien que ça ! Entre deux bouchées, Marcus répond :

—  Il va devoir convaincre, et quand je dis convaincre, je parle des spécialistes. Par contre, il n’aura aucun mal à enthousiasmer les adorateurs d’OVNI. On restera donc sur notre faim. Match nul…

—  Mais tu dois avoir une opinion…

—  Depuis ceux qui s’extasiaient au XIXe siècle devant les soi-disant canaux martiens jusqu’à Roswell après la guerre, il y a toujours eu ceux qui croient en une existence extraterrestre. Et il y en aura toujours. Les probabilités ne leur donnent pas tort : des centaines de milliards de systèmes solaires dans notre galaxie, qui est l’une des plus petites du genre, et des milliers de milliards de galaxies dans l’Univers. La probabilité paraît donc infime que la Terre soit la seule planète à avoir développé une vie organique. Mais une probabilité n’est pas une preuve pour un scientifique. Au mieux une intuition. Et puis une vie organique ne signifie pas une vie intelligente au sens où nous l’entendons. Au fond, je pense que cette croyance est l’expression d’une grande solitude, la Terre est comme une petite barque qui trace sa route réglée à l’avance dans un océan immense et hostile. Il existe bien quelquefois des signes d’ailleurs avec les comètes qui sont autant d’oiseaux annonçant la présence d’îles proches. Mais rien de plus, nous devons faire avec.

—  Tu deviens poète…

—  C’est la seule échappatoire quand les preuves manquent. Je parlais de solitude mais il y a aussi toujours l’espoir de trouver de l’extérieur des solutions aux problèmes internes que nous n’arrivons pas à résoudre. Moi je crains que si un jour c’était vrai, que si un jour une rencontre avec des extraterrestres survenait, elle soit plutôt violente. Pense à la rencontre des Espagnols et des Incas…

—  Pensons à autre chose, rétorque Louis en frissonnant.

—  Tu as raison, ne parlons plus d’Avi Loeb, je préfère penser à Hélène Courtois.

Marcus se passionne pour cette astrophysicienne, une sommité au niveau mondial, une spécialiste reconnue, codirectrice à l’Institut de physique nucléaire de Lyon. Il suit son itinérance au travers de la planète, de supertélescope en supertélescope, pour étayer ses recherches en « cosmologie dynamique de l’Univers ».

Qu’est-ce que la cosmologie dynamique de l’Univers ? C’est l’étude du mouvement des galaxies, entre elles et dans l’Univers, un mouvement où se révèle ce qu’elle appelle des « flux ». Elle a ainsi identifié un superamas d’un million de galaxies, nommé Laniakea (signifiant en hawaïen : « horizon céleste immense ») dans lequel évolue la Voie Lactée, qu’elle désigne comme un continent avec ses « bassins-versants » et qu’elle travaille inlassablement, avec l’aide d’une équipe internationale, à cartographier, ou plutôt à en repérer les courants qu’y suivent les galaxies attirées par un « Grand attracteur » à une vitesse, pour ce qui est de la nôtre, de 630 kilomètres par seconde.

Pour Hélène Courtois, dans cet Univers glacé, tout n’est que compétition entre mouvement d’expansion originel qui éloigne les galaxies entre elles, et force de gravitation qui, au contraire, les attire. C’est ce qui explique les vides qui s’installent et les amas qui se forment. Astrophysicien lui-même, Marcus a quelquefois des difficultés à comprendre les théories que sa consœur formule, tant celles-ci sont audacieuses, mais avec elle, le champ de vision de notre minuscule Terre s’agrandit.

—  Ici aussi, il faudrait agrandir notre champ de vision… murmure-t-il.

—  Tu disais ?

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

15 février 2021 

Commentaires

  1. Bien observé ! Bravo...

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  2. J'aime bien la chute. Pas celle de Camus, ni celle de Trump. Celle de Marcus. "Ici aussi, il faudrait agrandir notre champ de vision."

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