Chroniques vingt-et-unièmes — Affaire d'argent — 1er février 2021

 Affaire d'argent


—  Tu crois que tout ça va durer encore longtemps ?

—  Quoi tout ça ? interroge Xavier.

—  Mais la crise, le virus, les restos fermés, le variant anglais… bougonne Sébastien.

—  Tu angoisses ? Tu ferais partie des 30% de Français en détresse psychologique ?

—  Ne rigole pas. Je m’impatiente, simplement.

—  Comme tout le monde, donc. Ce qui m’étonne c’est que tu ne te préoccupes pas de la dette. C’est quand même un sérieux souci…

—  C’est vraiment le dernier des miens ! D’ailleurs, je ne comprends rien à tout ça. Il y a encore un an, on n’avait pas d’agent et maintenant on le trouve cet argent !

Sébastien a encore gagné deux parties d’échecs et Xavier n’en a pas demandé une troisième, c’est inutile. Après avoir rangé les pièces du jeu, celui-ci a proposé à son ami de cheminer dans les allées de la forêt de Louveciennes.

Il y règne une odeur de meurtrissure après la tempête qui l’a traversée. Arbres couchés, tas de feuilles en décomposition soulevés, petites boires ici et là après la pluie qui s’est abattue pendant des heures. Mais un soleil mordant bouscule la campagne. Des jacinthes sauvages en tapis percent déjà le sol. Une réjouissance.

Ils marchent. Xavier trouve la défense de Sébastien un peu facile : « Je ne comprends rien ». On ne peut pas se contenter d’une telle réponse, même s’il est connu que l’économie ne passionne pas les Français. Il explique :

—  En quelques chiffres, tu vas tout comprendre. Je te parlerai de 2019 car pour l’année 2020, tout est brouillé. En 2019, donc, année normale si on veut, les dépenses publiques ont représenté 55,6% du PIB et les recettes 52,6%. C’est pas mal, non, comme redistribution… La différence, 3%, c’est le déficit qui creuse la dette à plein régime. 52,6% de dépenses, c’est environ la moitié de la richesse produite, et finalement, quand l’État, les collectivités, la Sécurité sociale, les organismes parapublics dépensent un euro, la moitié est aussitôt récupérée sous forme de prélèvements de toute nature. Ça, c’est la bonne nouvelle !

—  Tu crois vraiment ? s’étonne Sébastien.

—  Mais oui ! Parce qu’il suffirait d’aller plus loin, de mettre les curseurs à 100% pour les dépenses et les recettes. Quand l’État dépenserait un euro, celui rentrerait aussitôt dans ses caisses. On aurait ainsi inventé le mouvement perpétuel !

—  Tu te fiches de moi, le mieux c’est de l’annuler cette dette !

—  Bon, tu fais donc partie de ceux qui veulent annuler la dette. Allons jusqu’au bout du raisonnement et prenons la dette des États détenue par la BCE car c’est souvent de celle-ci dont on parle. Elle est environ de 2 500 milliards d’euros et représente 25% de l’ensemble. Déjà, en s’attaquant à elle, ce qui dans les esprits paraît le plus simple, on ne réglerait qu’un quart du problème. Mais passons… Je ne suis pas un grand spécialiste mais d’un point de vue comptable, il n’y aurait que deux solutions possibles pour traiter l’annulation de la dette dans le bilan de la BCE. Première solution : on raye d’un trait de plume à son actif les 2 500 milliards de dette qui sont en fait des obligations souveraines qu’elle a achetées sur les marchés. Et parce qu’il faut bien qu’un bilan soit équilibré, on raye le même montant à son passif, qui correspond à de la monnaie en circulation qu’elle a émise en contrepartie. Mais là, comment fait-on pour retirer cette monnaie de la circulation ? Il y aurait comme un problème technique car cette monnaie, elle est détenue par des entreprises ou des gens comme toi et moi. Deuxième solution : la BCE enregistre une perte de 2 500 milliards et là, elle est de facto en faillite, car si tu le ne sais pas, ses fonds propres ne sont que de 100 milliards ! Une banque centrale en faillite, de surcroît européenne, ça ferait désordre… Bien sûr, elle peut émettre encore une montagne de monnaie pour payer les dettes qu’elle a vis-à-vis des banques centrales nationales, ce qui lui permettrait de lisser la perte dans le temps, mais là, c’est la fuite en avant, c’est reculer pour mieux sauter…

—  Tu fais tout pour noyer le poisson… Je t’ai dit, je ne comprends rien mais il faudra bien qu’on l’annule cette dette, d’une manière ou d’une autre ! On ne va pas laisser nos enfants et nos petits-enfants la rembourser.

— Le non-remboursement de la dette, ce n’est pas une option, mon cher. Un peu comme si tu disais : « Je suis né mais j’ai décidé de ne pas mourir ». Tu as juste le droit d’y croire, pour te faire plaisir éventuellement. Il existe une loi universelle qui fait que toute parenthèse ouverte doit se refermer un jour. Où alors, on est passé dans un monde parallèle. Et indépendamment de cela, si tu instilles l’idée qu’une dette ne se rembourse pas, et que cette idée vient des instances supérieures, ce serait très mauvais, économiquement parlant. Qui aurait ensuite confiance en qui ? L’exemple, ne l’oublie pas, doit toujours venir du haut.

—  Ça c’est bien théorique !

—  C’est la réalité.

—  Mais il faudra bien un jour aller chercher l’argent où il se trouve. Avec la crise, les riches continuent de s’enrichir et les pauvres de s’appauvrir. C’est ce que dit une étude d’Oxfam.

—  Justement ! À force de créer de la monnaie sans arrêt comme le fait la BCE mais aussi la FED américaine, c'est-à-dire à force de faire marcher la planche à billets, il y a un effet pervers dont on parle peu. Car l’argent ne reste pas dormant, il faut qu’il se place quelque part. Ça crée alors des bulles spéculatives un peu partout, dans l’immobilier, les bourses mondiales, le marché de l’art, les cryptomonnaies… Tu en as un exemple avec un portrait de Botticelli qui vient de se vendre aux enchères pour 92 millions de dollars. C’est neuf fois le prix de La Vierge et L’enfant en 2013, qui était à l’époque la toile la plus chère vendue pour ce peintre. Neuf fois ! La conséquence c’est que les riches s’enrichissent davantage. Ce n’est pas ce que tu souhaites, je pense…

Sébastien lève les yeux au ciel. Il rétorque :

—  L’argent pourrit le monde !

—  Tout ne se ramène pas à une affaire d’argent, sinon le monde serait plus simple.

—  Oui mais l’argent facilite aussi bien les choses.

—  Ça les complique parfois aussi…

Ils ne seront pas d’accord, comme d’habitude. Xavier se demande parfois ce qui les réunit, à part les échecs. L’habitude ou l’envie de se mesurer verbalement ? En fait, sur le fond, ils sont d’accord, le monde déborde d’inégalités, mais ce n’est pas parce que l’on partage un constat que l’on partage les solutions. S’il existait un gouvernement mondial qui définisse les mêmes règles pour tous, si chaque pays n’avait pas à se battre commercialement contre les autres, alors peut-être que…

—  Oui, c’est compliqué, finit par réagir Sébastien après un silence. Compliqué, ce mot est fédérateur, il clôt les discussions, il évite de trop se dévoiler. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il est autant employé aujourd’hui.

—  Ça sent le printemps, temporise Xavier, tu ne trouves pas ?

Profiter de la journée, pense-t-il. Voilà quelque chose de simple.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

1er février 2021 

Commentaires

  1. Bien vu, bravo ! En effet est-on crédible quand on prône le non-remboursement d'une dette ?

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