Chroniques vingt-et-unièmes — Un jour comme les autres — 11 janvier 2021

 Un jour comme les autres


Une bourrasque venue des étages a traversé la cuisine. Ludivine, toujours en retard, se précipite vers la porte de sortie et disparaît dans la nuit noire. Les cours à l’Université reprennent en petit comité, elle ne veut pas manquer son cours pour rien au monde.

« Salut uuu uu u… ! », entendent Xavier et Émeline dans un grand fracas de porte. Ils se regardent, amusés. Lui est moins pressé. Attablé devant une grande tasse de café noir, il n’a que cinq mètres à franchir pour gagner son bureau d’où il ressortira en fin d’après-midi, légèrement hagard, les traits tirés, après dix heures de télétravail où se sont enchaînés les téléconférences et les bugs informatiques.

—  Une tartine grillée ? lui demande Émeline.

Il acquiesce et jette un regard sur son agenda de cuir noir posé près de lui, dans lequel il a noté quelques événements de l’année avec la prescience qu’elle serait exceptionnelle. Il en parcourt les pages, et en réalité ce ne sont pas vraiment les événements qui l’attirent mais des personnes.

—  Tu penses à quelque chose ? lui sourit Émeline, inquiète de sa mine si sombre.

—  À beaucoup de monde en fait.

Il ne veut pas faire un inventaire à la Perec, ou même à la Prévert, mais toutes ces figures dont il a noté les noms dans son journal sortent de leur néant et reviennent habiter son esprit.

L’année n’a sans doute pas été plus meurtrière pour les célébrités qu’une autre mais est-ce le chemin de la cinquantaine qu’il vient d’entreprendre qui le fait réagir ainsi ? Lors de son anniversaire il y a un peu plus d’un mois, il a senti se fissurer le sentiment d’immortalité qui l’avait toujours accompagné. Dans le meilleur des cas, il entreprend le second versant de sa vie, le versant descendant où il est facile de trébucher, qu’on habille, par malice ou par désespoir, sous le terme de maturité.

Il y a donc ces figures disparues dans l’année, pas nécessairement du virus, mais de l’usure des corps. Elles ont entouré son enfance ou accompagné son adolescence. On s’y habitue à la longue comme une famille élargie, un peu plus éloignée que l’autre. Et cette famille que l’on a crue un moment éternelle se disperse comme les feuilles d’un arbre agité par le vent d’automne. Pour Xavier, ce sont les strates d’un passé accumulé année après année, les pelures d’un oignon qui n’a cessé de grossir, et ces strates, ces pelures s’en vont une à une, le laissant progressivement à nu devant la rudesse du temps, l’exposant lui-même à son inexorable finitude.

Si Émeline savait les pensées macabres qui l’occupent en ce moment ! Ce ne sont après tout que des éclairs de lucidité dans une existence agitée qui vous pousse à oublier.

Redevenons sérieux.

Page après page, il égrène silencieusement les refrains popularisés par Christophe, Juliette Gréco, Manu Dibango, Little Richard, Zizi Jeanmaire, Annie Cordy, Anne Sylvestre, Rika Zaraï. Et s’y ajoutent les saillies de Jean-Loup Dabadie ou de Guy Bedos. Il se remémore quelques scènes de films de Michel Piccoli, Robert Hossein, Michael Lonsdale, Caroline Cellier, Marcel Maréchal, Roger Carel, Claude Brasseur, Robert Castel, Suzy Delair, Jean-Laurent Cochet, Olivia de Havilland, Sean Connery, Kirk Douglas ; et les musiques inoubliables d’Ennio Morricone ou de Claude Bolling. Et puis les best-sellers de John La Carré, Mary Higgins Clark ; les BD d’Albert Uderzo, Claire Bretécher, André Chéret ; les reparties de Michou.

Sans oublier tous ces personnages de la vie politique, économique, médiatique ou sportive comme Valéry Giscard d’Estaing, Patrick Devedjian, Michel Charasse, Bernard Debré, Gisèle Halimi, Jacques Calvet, Patrick Le Lay, Jacques Dessange, Jean Daniel, Diego Maradona, Michel Hidalgo, Pape Diouf, Jacques Secrétin, Pierre Troisgros, Roger Borniche, Pierre Cardin…

Et tant d’autres.

—  Qu’est-ce que tu regardes ? interroge Émeline.

—  Rien. Quelques souvenirs. Du passé déjà tout ça.

—  Tu n’as pas l’air gai. Tu n’es pas content de la vaccination ?

La vaccination, on en parle sur France Info qu’Émeline a mis en sourdine. C’est le sujet en boucle sur toutes les chaînes d’information. Les éditions spéciales succèdent aux éditions spéciales. Alors qu’il y a six mois on doutait encore qu’un vaccin puisse sortir en 2021, on critique aujourd’hui la lenteur de la campagne de vaccination. On se compare aux autres pays européens. Dans certains esprits, l’affaire devient une discipline olympique où il faut absolument figurer sur le podium, une question d’honneur national…

Est-ce si grave, pense Xavier, puisque 60% des Français ne veulent pas se faire vacciner ? Lui le fera sans discuter mais il se demande s’il n’existe pas un décalage entre les médias, unanimement favorables à la vaccination, et l’opinion publique. Et il se souvient du traité européen rejeté à plus de 54% lors du référendum de 2005, un NON qu’aucun journal, radio ou télévision n’avait prévu à l’époque. Qui a laissé tous les commentateurs abasourdis.

Émeline s’aperçoit qu’elle n’arrivera pas à dérider Xavier. Lui capte de nouvelles bribes d’informations de la radio, le nom d’Olivier Duhamel, accusé d’inceste, revient avec insistance.

Il ne connaît rien à cette affaire – et d’ailleurs, comment le pourrait-il, il ne partage pas l’intimité de la famille – mais quelle que soit la véracité des faits reprochés, ce qui le gêne, ou même ce qui le choque, c’est, dans un pays si attaché aux droits de l’individu,  cette exécution publique, cet emballement médiatique, la présomption d’innocence qui n’existe plus, même en rêve. Un emballement qui déborde sur la population. « Qu’il aille en taule, et tout de suite ! Ça en fera un de moins », s’est enflammée Ludivine quand ils en ont discuté la veille. Dans un sens, ce n’est pas dénué de logique : puisque l’homme est déjà condamné alors que l’on vient à peine d’ouvrir une information judiciaire, économisons un procès et des frais de justice.

Il est vrai que réseaux sociaux et chaînes d’information en continu ont changé la donne, en simplement une dizaine d’années. Ils ont toujours un temps d’avance, quitte à enfoncer les barrières de la prudence et de l’éthique. Et l’on ne reviendra pas en arrière, sauf à couper les tuyaux mais on ne vit pas en Iran ou en Corée du Nord.

Et cet emballement, à une tout autre échelle, peut être encore plus grave, l’invasion du Capitole de Washington l’a démontré. La manipulation bat son plein. Il faudra certainement apprendre à vivre avec ce changement sociétal mais on n’a pas encore trouvé la méthode. Et que penser, en guise de punition, de la suspension des comptes de Trump sur ces mêmes réseaux sociaux ? Par des personnes responsables devant rien, si ce n’est devant le dieu tout puissant qu’est devenu le Cloud ?

Que d’idées négatives en ce début d’année ! Est-ce ce brouillard glaçant qui enserre Paris depuis une semaine et qui s’insinue maintenant dans les consciences ?

Allons. Ne suis-je pas au début du deuxième versant de ma vie ?

Il éclate de rire face à Émeline qui fronce les sourcils, qui laisse échapper sa stupéfaction mais qui la refrène aussitôt. Elle a appris à vivre avec les sautes d’humeur de son mari. Elle sait qu’il est souvent assailli par des idées noires qui vont s’effacer dès les premières vibrations de l’aube.

Un jour comme les autres.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

11 janvier 2021 

Commentaires

  1. Jolie manière de réfléchir et d'éviter les emportements.

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