Chroniques vingt-et-unièmes — Une année de folie — 4 janvier 2021

 Une année de folie


2020 se termine, enfin. Une « année blanche » pour les uns, ou « noire » pour les autres. Question de sensibilité. On l’analysera sûrement d’ici quelques décennies comme une année de rupture, avec des changements profonds dans les habitudes de vie, qu’il s’agisse du travail, de la consommation ou du voyage. Mais est-ce réellement l’annus horribilis selon une expression qui devient à la mode ? Pour le magazine Time, l’année 2020 est même la pire année de l’histoire. Il faut croire que les pertes de mémoire s’accumulent, qu’il existe un mur de verre empêchant de se pencher en arrière, car que penser, en se limitant simplement au vingtième siècle, de 1916, 1917, 1940, 1941, 1942 ou de 1943 ? De ces pires moments de notre mémoire collective ?

Étonnant de la part d’un magazine censé épouser son temps et d’en avoir surtout la distance.

Bref, il y a encore là un mystère – un de plus – et le professeur Marcus ne cherchera pas à le percer en ce soir du réveillon de fin d’année, même en présence de Thomas qui vient de se livrer à ce commentaire. Celui-ci, par défaut, dans cette atmosphère de fin du monde où la vie se trouve réduite à sa plus simple expression, a proposé il y a quelque temps à son père de passer la soirée en tête-à-tête.

Dix ans, dix ans qu’ils n’ont pas célébré ensemble la nouvelle année. De ce point de vue, la pandémie a quand même du bon, et même, elle marque un point. Dans le studio qu’il occupe à Saint-Ouen, son fils a sorti la belle vaisselle en porcelaine filetée d’or récupérée après la mort brutale d’Élodie trois ans auparavant.

Élodie, on essaiera de ne pas trop en parler ce soir, une femme pour l’un, une mère pour l’autre, mais la vaisselle étalée sur la table, qui porte une histoire familiale, sera une manière d’appeler son souvenir encore trop présent et de lui faire survoler la soirée.

Si tout se déroule comme prévu, Thomas passera en 2021 son agrég d’histoire. Une consécration pour celui qui, enfant et loin des Play Station, Xbox, et autre Nintendo, s’employait consciencieusement à dessiner la généalogie des rois de France sur un grand cahier d’écolier. Dans son entourage, on s’inquiétait, on craignait chez lui un syndrome d’asociabilité. À l’exception de Marcus qui dans cette détermination ne voyait que l’ébauche d’une passion qui allait façonner la vie de son fils. Allez savoir pourquoi l’histoire a toujours été la grande affaire de Thomas. Il faudrait s’immiscer dans son esprit pour y chercher la réponse. Les événements passés ne sont-ils pas ces petits ruisseaux et rivières qui alimentent le fleuve du présent ? Comment supporter  de vivre dans un monde sans en comprendre tous les rouages ? Et ces rouages ne sont-ils pas la conséquence de ce qui fut en d’autres temps ? Ainsi, pour expliquer l’actualité présente, tout ne serait que confluence ou mécanisme d’horlogerie.

Un raisonnement qui défie la rigueur scientifique. Marcus, en spécialiste, n’y apportera pas son sceau mais il est fier de ce parcours, il a su au moins transmettre l'appétit de savoir. Lui ne s’intéressait qu’aux galaxies lointaines et aux premiers instants de l’Univers alors que son fils ne prête attention qu’au labyrinthe du temps. Mais peu importe, ils se retrouvent dans cette volonté d’ouvrir sans cesse de nouvelles portes et d’explorer ce qui s’y cache derrière.

Avant la poularde aux marrons, justement, Thomas n’a pu  s’empêcher de le remonter, ce temps, en évoquant les grandes épidémies du passé : grippe de Hong Kong en 1968, grippe espagnole de 1918, choléra en 1832, peste de Marseille en 1720 et bien sûr la peste noire de 1347 qui a ravagé l’Occident.

Pas de vaccin à ces époques. Et d’ailleurs comment aurait réagi la population si on lui avait annoncé une quelconque parade ? Les autorités ecclésiastiques se seraient arc-boutées face à une œuvre satanique, face à une vanité déplacée de reprendre le contrôle, de s’opposer à la volonté divine, et là il n’est même pas sûr que l’on aurait atteint 40% d’adhésion, comme aujourd’hui en France.

On progresse, conclut Marcus, même si prudence, méfiance ou complotisme ont remplacé la crainte de Dieu.

Et son fils a enchaîné en se référant à la période qui a suivi la  Grande Guerre. Quand la crise sera jugulée, il imagine un relâchement généralisé, un fantastique défoulement, de nouvelles années folles après cette année de folie…

Peut-être.

—  Et tu te feras vacciner ?

Marcus attendait la question depuis le début de la soirée, mais décide de prendre son temps. Il tend l’oreille vers la fenêtre, on approche de minuit mais les rues sont étonnamment calmes, comme une respiration suspendue.

Il sait ce qu’il fera, les mêmes qui voulaient absolument utiliser la chloroquine sans les expérimentations nécessaires, qui protestaient contre la prudence des gouvernants, se méfient aujourd’hui des vaccins, estimant qu’ils ne sont pas assez sûrs, qu’on manque de recul…

Sur une ligne de crête bordée par des ravins, faut-il prendre du recul ?

À l’inverse, la polémique enfle face à une campagne de vaccination qui serait trop lente. On se compare comme d’habitude à d’autres pays. Thomas partage cette opinion, estime que l’on devrait créer des vaccinodromes, sur le modèle de l’Allemagne.

Sac et ressac de la pensée. Marcus réfléchit toujours, son esprit vibrionne. C’est du temps perdu de discourir du vaccin, la question est pour lui si évidente, il préférerait parler de l’accord du Brexit à l’arraché ou des vœux trotskistes du préfet Lallement (on n’attendait pas un tel humour de la part d’un homme à l’apparence si rigide). Ou même  du  point  Nemo,  cet  endroit  du  Pacifique  sud,  par 48° 52′ 32″ S et 123° 23′ 33″ O précisément, que franchissent les concurrents du Vendée Globe, le point le plus éloigné de toute terre, où la plus proche émerge à plus de 2 600 kilomètres de là. Des frissons le parcourent à l’idée de la grande solitude du navigateur, des murs d’écume hauts de dix mètres qui, à ces latitudes-là, se fracassent parfois sur le bastingage.

Il lève lentement son verre, le tourne délicatement sous la lueur du lustre, contemple la livrée pourpre du pommard. Ce bourgogne est une merveille, comme tout le dîner préparé par Thomas, une réussite parfaite (« une exigence dans cette parenthèse de désespérance », a souri celui-ci). 2021 n’est plus qu’à une minute, profitons du présent.

Il répondra l’année prochaine.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

4 janvier 2021 

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024