Chroniques vingt-et-unièmes — Libérer la parole — 18 janvier 2021

 Libérer la parole


La première séance du Liber Circulo de l’année, et après plus de deux mois d’interruption. À cause du couvre-feu, elle se déroule samedi, en plein après-midi, mais chacun a pu se libérer.

Profitons-en avant le prochain reconfinement.

Le professeur Marcus ne peut que dédier cette séance à Hervé Le Tellier. L’Anomalie, son désormais best-seller, dépasse les 820 000 exemplaires vendus. Ce n’est peut-être pas seulement l’effet Goncourt. Dans la période surréaliste dans laquelle le monde est plongé, la science-fiction, genre souvent classé mineur, se teinte d’une autre dimension, rend poreuse la frontière entre ce qui semblait inimaginable il y a encore un peu plus d’un an, et la réalité qui s’est imposée. Avec le constat évident que tout ce qui est impossible à concevoir peut advenir.

Même si on ne partage pas cette analyse, c’est une sérieuse alerte. Et Marcus est ravi de ce succès, l’occasion d’une découverte pour le club. Si la science a beaucoup prêté à la science-fiction, l’inverse est tout aussi vrai. Elles avancent de concert en quelque sorte, elles s’enrichissent l’une l’autre.  On ne compte plus les innovations nées de l’imitation d’une œuvre. Et même, sans vouloir imiter, la science-fiction exerce une influence. Comme une ombre planante. Par exemple, Philip K. Dick a très bien décrit au siècle dernier le monde des écrans omniprésents, de l’intelligence artificielle et des microdrones espions. Pour susciter des interrogations, des doutes, et peut-être une révolte, dans une époque alors tournée sans arrière-pensée vers le progrès. Rien ne montre cependant, au vu de la situation d’aujourd’hui, que son but ait été atteint.

Tant pis, il aura essayé, comme tous ces auteurs américains que Marcus a dévorés dans sa jeunesse : Isaac Asimov, John Brunner, Arthur C. Clarke, Philip Jose Farmer, Christopher Priest, Robert Silverberg, Alfred Elton van Vogt… Ils posaient des questions, ils développaient jusqu’à la caricature une situation préexistante pour nous faire prendre conscience d’un danger.

Les premiers lanceurs d’alerte ?

Dans le roman de Le Tellier, le professeur retrouve, avec un style plus soutenu, la démarche de Barjavel. Après l’exposé des faits, surviennent crescendo l’incohérence, le trouble, la vérité criante, l’apocalypse. Barjavel a écrit La Nuit des temps en pleine guerre froide (1968) alors que le conflit au Vietnam est à son paroxysme. Le Grand Secret, cinq ans plus tard, c’est autre chose, l’examen sous tous ses angles de la folie que représenterait l’immortalité. Peine perdue, les recherches d’aujourd’hui sur le transhumanisme n’en ont cure…

C’est ainsi que l’esprit de Marcus bascule d’une idée à l’autre. Tiens, je devrais écrire quelque chose sur le sujet…

L’escalier grince. Les premiers membres du club montent les marches, les uns après les autres, débouchant de l’étage inférieur – l’arrière-salle du restaurant fermé depuis des semaines. Ludivine, Guillaume, Louis, Damien, Elsa… Marcus a fini de préparer la table autour de laquelle les avis vont s’exprimer. Face à celle-ci un petit pupitre où chacun, à tour de rôle – c’est la règle –, lira un passage du livre et expliquera ce qu’il en a tiré.

Un léger brouhaha. C’est jour de retrouvailles après ce temps « distancié ». Même sous le masque, les langues se délient. Celle de Ludivine, particulièrement, qui domine les autres. Les discussions s’animent autour des fourrures synthétiques dont les ventes explosent. On ne sait expliquer cet engouement actuel. Les antispécistes applaudissent des deux mains mais les écologistes protestent : ces fourrures sont énergivores en termes de fabrication et utilisent des matériaux issus de la filière pétrolière. On envisage bien d’y adjoindre des fibres de maïs mais c’est quand même moins fun que les poils de visons, lesquels d’ailleurs sont abattus en masse pour cause de Covid-19, ce qui ne laisse plus aux individus de l’espèce qu’un choix très limité : ne pas naître, faute d’élevage, ou être abattus prématurément.

Le ton monte, il tarde à Marcus de commencer la séance. Quelquefois, il se demande si les réunions du club ne sont pas qu’un prétexte pour libérer la parole en société – une vraie société avec de vraies personnes physiques –, une parenthèse dans un monde qui se replie sur les forums en ligne et les messageries instantanées. Et maintenant c’est l’opération Barkhane au Mali qui occupe le débat, après les morts et les blessés des dernières semaines. Allez savoir pourquoi la conversation a sauté des visons au Mali !

—  On méprise la vie humaine, affirme Ludivine, il est temps de se barrer de là-bas.

—  C’est peut-être un raisonnement hâtif, réagit Guillaume prudemment (il est habitué aux réactions quelquefois incontrôlées de la jeune fille). Pendant la guerre de 14-18, on a connu, côté français, une moyenne de 950 morts par jour, qu’on enterrait dans le plus grand anonymat. Aujourd’hui, chaque mort de militaire fait la une de la presse et provoque une cérémonie d’hommage. Sachant qu’en 14-18, il s’agissait pour la plupart de conscrits qui n’avaient rien demandé, alors que maintenant ce sont des militaires de métier. Je ne critique pas mais on ne peut pas affirmer qu’il y a aujourd’hui un mépris de la mort.

» Au contraire, je trouve que dans l’esprit collectif, la vie n’a jamais eu autant de valeur, et ça explique d’ailleurs beaucoup de décisions pendant l’épidémie. On fait passer la santé avant l’économie. Tu as dû en entendre parler : pendant la grippe espagnole, il y a eu entre 20 et 50 millions de morts dans le monde et rien ne s’est arrêté pour autant. Et même, on cherchait plutôt à ne pas en parler, c’était la censure imposée par l’état de guerre, il ne fallait pas abattre le moral des troupes et des civils… Ça explique le nom de grippe espagnole, tout simplement, parce qu’en Espagne, pays neutre, on n’hésitait pas à en parler… Tu imagines ça maintenant !

—  Nous sommes d’accord, enfin je suis d’accord, avec tout ça, l’interrompt Marcus qui s’attend à une riposte de Ludivine, mais il faudrait que la séance débute…

En effet, les autres membres sont arrivés. Il a en même temps coupé court à un début de discussion de deux d’entre eux derrière son dos à propos de l’éviction d’Alain Finkielkraut de LCI. Inutile de s’engager sur le terrain glissant de la liberté d’opinion. Un sujet passionnant mais on peut y passer une journée entière.

Chacun va prendre place silencieusement autour de la table. Ludivine fait la moue, elle se sent bridée dans son expression. Ces « anciens » ont toujours quelque chose à rétorquer, ils parlent du passé pour étayer leurs arguments comme s’ils y vivaient en permanence.

—  Donc, nous allons parler du Goncourt… commence Marcus. Je sens que tu as envie de t’exprimer, tu veux te lancer, Ludivine ?

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

18 janvier 2021 

Commentaires

  1. Bien vu... La libération de la parole sans discernement est sans doute dangereuse.

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