Chroniques vingt-et-unièmes — Accepter le monde — 25 janvier 2021

 Accepter le monde


La fratrie est réunie dans la maison familiale de Tours. Judith, Quentin et Vanessa. Dans cette époque troublée, c’est presque un événement. On en doit l’initiative à Élise qui a voulu marquer l’anniversaire de Quentin bien qu’elle sache que la vraie fête aura lieu plus tard, en grand comité, quand la crise sera finie. Vingt ans ! Le temps défile, elle sent même qu’il s’accélère. Mais elle sait aussi que rien n’est plus relatif que le temps, tout dépend de la manière de l’occuper. Elle commence heureusement à s’habituer, le coup avait été plus difficile à encaisser avec Judith, de huit ans plus âgée. Lorsque Vanessa, encore adolescente, fêtera son vingtième anniversaire, il n’y paraîtra plus.

Jean-Bernard surgit dans la salle à manger, le petit Benoît hurlant dans ses bras.

Judith se lève comme un ressort, le visage décomposé :

—  Mais tu l’as réveillé !

—  Mais non, se défend le père de la jeune femme, il criait dans son lit et je lui ai demandé de se calmer. Comme il n’y avait rien à faire, j’ai préféré te l’amener.

—  Tu lui as demandé de se calmer ? Mais tu sais bien que je suis contre toute forme de coercition !

Elle se précipite en retenant des larmes. Quentin remarque ses traits tirés, ses joues creuses, la peau grisâtre de son visage, il n’y avait pas fait attention jusqu’à présent.

Dans les bras de Judith, l’enfant de trois ans suspend à peine ses geignements, elle le berce en ondulant de tout son corps jusqu’à ce qu’une petite plainte se fasse entendre. Il s’endort contre elle, elle respire et un léger sourire détend ses lèvres.

Elle est une adepte de l’éducation positive.

« C’est quoi au juste ? », lui demande-t-on régulièrement. « Cela consiste à respecter les droits de l’enfant, à le laisser vivre à son propre rythme, à lui permettre de réaliser son propre apprentissage… », répond-elle d’une voix détachée, une voix qui ne correspond pas du tout à l’angoisse permanente qui la tenaille. Dans son esprit, c’est lutter à tout prix contre les violences  éducatives  ordinaires,  les  « VEO » ainsi qu’on les appelle dans le groupe de débat Facebook auquel elle a adhéré.

Ce groupe est comme un exutoire, elle y reçoit les conseils de parents plus aguerris qui partagent le même combat contre les lits à barreaux, les suppositoires, les mensonges du Père Noël, les aliments imposés pour le bien de l’enfant, les menaces, les réprimandes, l’assignation d’un genre… Il n’est pas question de fessées – ce combat-là est déjà gagné –, il faut aller beaucoup plus loin.

Mais ce qu’elle n’a pas anticipé, c’est l’attention vingt-quatre heures sur vingt-quatre que cela demande. Les autres parents du groupe évoquent leur épuisement, certains sont déjà en burn-out, et elle se demande si cette mission parentale qu’elle s’est donnée est compatible avec une activité professionnelle. C’est la raison pour laquelle elle milite aussi pour un salaire de mère. N’est-ce pas à l’État d’agir et d’assurer un avenir irréprochable à ses enfants ?

Jean-Bernard réintègre, penaud, la table des libations. Il aurait beaucoup à répondre mais doit-on se fâcher un jour d’anniversaire ? D’un vingtième anniversaire, de surcroît ? De toute façon, sa fille lui reprocherait son ton d’adjudant. Ce qu’il n’est pas.

À 55 ans et depuis peu, il est retraité de l’Armée avec le grade de colonel. Au cours de sa carrière, il a beaucoup exercé en Afrique, et surtout au Tchad (il a heureusement échappé au bourbier malien), avec de longues missions ces dix dernières années. Il a toujours été attiré par les grands espaces, mais en solitaire. Car Élise, elle, n’a jamais ressenti l’appel du Tibesti, elle ne l’a jamais accompagné. Des longues missions loin de sa famille, ce qui explique pourquoi, il a vu grandir si vite – ou n’a pas vu grandir – Judith, Quentin et Vanessa. Il apparaissait dans leur ciel de temps à autre, cycliquement, comme une comète à la trajectoire bien réglée. Il est fier, comme instructeur, d’avoir contribué à faire de l’armée tchadienne l’une des meilleures, peut-être la meilleure, d’Afrique. Il y a transmis son savoir, son art de la guerre. Mais, à part la moitié d’un basique génome humain,  qu’a-t-il transmis à ses enfants ? À Judith obsédée par l’éducation de son bébé ? À Quentin, réfractaire à tout, écorché vif, qui ne supporte aucune autorité ? À Vanessa, enfermée dans ses réseaux sociaux d’adolescents, là où s’opère la seule transmission admise par eux à cet âge ?

Cette dernière ne s’intéresse pas à la conversation. La main gauche toujours repliée sur son smartphone, elle consulte TikTok à longueur de journée. La dernière bouchée de dessert avalée – si elle ne prétexte pas avant qu’elle n’a pas plus faim – elle filera à grandes enjambées dans sa chambre pour y répéter sa dernière chorégraphie. Jean-Bernard, aussi bien qu’Élise, est bien loin de s’en douter. Après tout, elle n’a que douze ans, ils pensent qu’elle partira dévorer des bandes dessinées, à la rigueur des webtoons, sans imaginer un seul instant qu’elle a contourné, grâce à une copine, le seuil d’âge pour s’inscrire. Le monde des réseaux sociaux d’adolescents, c’est celui d’Alice sans ses merveilles, il est étranger aux parents qui ignorent que leurs enfants sont passés derrière le miroir, un miroir déformé.

Quentin soupire. Il se demande pourquoi l’ambiance n’est pas davantage à la fête. Si seulement Ludivine avait accepté son invitation ! « Tu veux me faire passer pour ta copine ? » a-t-elle répondu dans un éclat de rire. Ce qui le choque, c’est cette réaction, comme si l’hypothèse qu’il soit amoureux d’elle lui était complètement invraisemblable, comme s’il avait proféré la dernière des absurdités. Il pense, à 90% – on n’est jamais vraiment sûr du chiffre – qu’elle représente la femme de sa vie, même si l’expression lui paraît plutôt ringarde. Mais manifestement, il n’est pas l’homme de la sienne. Rien d’étonnant : en termes statistiques c’eût été une probabilité infime qu’elle le soit. Et si on raisonne théorie des ensembles, la logique veut qu’il s’agisse d’une intersection vide.

Mais on croit toujours aux miracles, lui du moins y croit, car s’il n’y croit pas à son âge, la vie risque de se teinter de tristesse. Enfin, encore heureux, pense-t-il, que l’on n’ait pas parlé de l’éventuel reconfinement pour cause de variant anglais. Pourquoi cet acharnement sur la jeunesse ? Et l’intronisation de Joe Biden ? Pour lui, qu’il s’agisse du nouveau président ou de son prédécesseur, ce ne sont que les masques d’un capitalisme triomphant qu’il faut absolument abattre. Un point de désaccord, un gouffre d’incompréhension, avec tous ceux qui sont autour de la table aujourd’hui.

Un « happy birthday to you » le tire de ses réflexions. Les paquets s’amoncellent, on crie, enfin de l’ambiance, même Vanessa lève la tête de son écran.

Jean-Bernard, lui, n’a pas quitté son fils du regard. Toujours à refaire le monde intérieurement ! Oui, le monde est mal fait, se dit-il, mais n’oublions pas qu’il est fait par les hommes qui ne sont pas constitués de la meilleure pâte. Alors, acceptons-le, il n’y en a qu’un.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

25 janvier 2021 

Commentaires

  1. Construire un autre monde est-ce bouleverser l'existant ou rendre possible le progrès ? La réflexion est ouverte depuis quelques semaine avec ces chroniques...

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