Chroniques vingt-et-unièmes — Une époque révolue — 21 septembre 2020

Une époque révolue


—  Tu reprendras un peu de ce vieux marc de mirabelles ? demande Xavier.

—  Ce sera suffisant pour ce soir, répond Sébastien en avançant son fou.

Un mardi soir comme les autres. Xavier et Sébastien sont réunis pour leur traditionnelle partie d’échecs dans le salon d’une ancienne maison de maître à l’ouest de Paris. La demeure aurait appartenu à l’un des voisins d’Ivan Tourgueniev et de Pauline Viardot et aurait abrité l’amitié amoureuse, du moins les conversations complices, des deux artistes. C’est ce qu’a assuré l’agent immobilier à Xavier lorsqu’il a acheté la propriété dix ans auparavant. Pensif, réfléchissant à l'improbable et superbe coup qui s’offre à lui, Xavier observe à la dérobée l’ampoule du plafonnier qui clignote et dit : 

—  Elle va lâcher, rien ne vaut les bonnes lampes à huile, il doit sûrement m’en rester au grenier…

—  Tu penses aux lampes à huile de Macron ? interroge Sébastien.

—  Oui, aux lampes à huile et aux amish, il a voulu frapper les esprits, je crois. Je ne suis pas un fan de la 5G, je me demande d’ailleurs ce que je pourrais en faire – j’ai déjà du mal à ouvrir mon smartphone une fois par semaine – mais la question ne se pose pas comme ça. Voilà, je prends ta tour.

Sébastien se carre bien dans son fauteuil pour prendre le bon recul sur le jeu, il est pour les temps longs, la méditation, la réflexion. La 5G avec le monde accéléré qu’elle va impliquer est le cadet de ses soucis. Il s’esclaffe :

—  Ah oui, et comment elle se pose ? Tu ne crois pas qu’on a d’autres priorités en France que de déployer la 5G ?

Xavier hausse les épaules.

—  Le problème est que nous vivons dans un monde sans frontières. Nous pourrions évidemment vivre repliés sur nous-mêmes mais ce n’est pas la tendance. Pense à la poudre à canon…

—  La poudre à canon ?

—  La poudre à canon qui a été inventée par les Chinois a mis cinq siècles avant d’être utilisée par les Européens. La première mention que l’on trouve est à la bataille de Crécy en 1346, tu sais là  où « la fine fleur de la noblesse française », comme on dit toujours, s’est fait descendre par les Anglais…

—  Oui, et quel rapport ? rétorque Sébastien, amusé.

—  L’armée anglaise a été la première armée européenne à utiliser la poudre et on attribue une grande partie de sa victoire de 1346 à cela, pas vraiment en raison des dégâts qu’elle causait – on n’envoyait que de grosses pierres – mais à cause du bruit effrayant que faisaient les bombardes et qui a mis en déroute les mercenaires et les chevaux des cavaliers français. Les Européens ensuite ont fait largement usage de cette invention en la perfectionnant sans cesse, avec le succès que l’on sait… Imagine qu’à l’époque, un pays ait refusé d’utiliser la poudre à canon. Il n’aurait pas fait long feu, si j’ose dire…

—  Vu sous cet angle…

Sébastien n’a pas envie de poursuivre sur le sujet et cherche un dérivatif. Il pense à la fille  de  Xavier :

—  Et Ludivine, sa rentrée se prépare ? Je ne l’ai pas vue ce soir…

—  Oui, elle continue dans les arts du spectacle, elle entre en deuxième année. Mais tu ne la verras pas beaucoup : elle s’enferme dans sa chambre. Nous nous sommes un peu frités samedi soir quand elle est revenue de la manif des gilets jaunes. Mais ça ne va pas durer…

—  Alors, elle est toujours sur la brèche ? Et féministe aussi…

—  Toujours, oui. Et c’est une admiratrice des Femens. Heureusement, sa mère l’a dissuadée d’y entrer. Tu imagines ma fille se promener…

—  Très mal. Tu as vu à Orsay…

—  Oui, j’ai vu, répond Xavier en se levant pour allumer une autre lampe. Je ne suis pas vraiment pour ce type d’exhibition mais ils ont fait fort en interdisant à une fille de pénétrer dans le musée à cause de son corsage jugé trop sexy. Il a fallu qu’elle se couvre. Tu te rends compte ! Quand je pense aux années 70, à ce qu’on a connu… Là, je crois que les Femens ont bien fait de manifester.

—  Et il y a eu aussi l’affaire de la plage de Sainte-Marie-la-Mer.

—  Les temps évoluent, et la morale avec…

—  Oui, c’est le retour des moralistes, mais qui ne font que défendre leur propre morale, soupire Sébastien. Rien de plus changeant. Rappelle-toi ce qui s’est passé au dix-neuvième siècle après les excès du dix-huitième. Rappelle-toi le procès de Flaubert pour sa Madame Bovary. Les années 70, on les a complètement enterrées.

Et à cette évocation, une étincelle de rêve crépite dans leurs yeux, ravivant le souvenir de mœurs légères dans une époque qui ne l’était pas.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

21 septembre 2020

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