Chroniques vingt-et-unièmes — Sacrifice, blasphème et matière noire — 12 octobre 2020

Sacrifice, blasphème et matière noire  


Le professeur Marcus remonte la rue Linné, chapeau noir en feutrine bien vissé sur sa tête pour le protéger de la pluie qui crépite, et écharpe rouge jouant avec le vent. Il rejoint Jussieu pour le cours d’astronomie qu’il va donner en master.

Il est d’humeur mauvaise, plus qu’à l’ordinaire. Il sait qu’il porte un combat perdu d’avance contre les conversations frivoles (de son point de vue), et les bribes de discussion qu’il a eues avec son fils Thomas au petit-déjeuner l’ont mis hors de lui. Il sait pourtant qu’il est très mauvais pour lui de commencer la journée par ces échanges stériles. Il a répété qu’il existe quand même dans le monde des sujets plus importants que la sortie triomphale de Donald Trump de l’hôpital visionnée en boucle sur les chaînes d’information ; ou ce qui vient d’enflammer les réseaux sociaux : le supposé blasphème de la chanteuse Rihanna lors d’un défilé de lingerie pendant lequel elle aurait repris en accéléré des paroles du Prophète.

Déjà, il a dû mettre fin au pugilat après quinze minutes de débats stériles lors de dernière réunion du Liber Circulo. Comme souvent, c’est Ludivine qui s’est montrée très active dans les invectives. Il se demande si elle l’est tout autant dans ses études. Elle suit un cursus d’« Arts du spectacle » à Nanterre et il est probable que cela participe à son exubérance débridée. Il aimerait, pour parfaire sa connaissance des membres du club, interroger l’un de ses confrères qui exerce là-bas.

Bien sûr, l’attitude de Rihanna peut intéresser les croyants d’une certaine religion mais pourquoi les non-croyants restent-ils indifférents face à des sujets autrement plus importants pour eux et dont pourtant personne ne se soucie, sauf un petit cercle d’astrophysiciens comme lui ? Comme la nature de la matière noire et de l’énergie sombre qui représentent à elles deux presque la totalité de l’Univers, ne laissant que moins de 5% à la matière ordinaire, celle que nous percevons avec nos yeux et nos télescopes les plus perfectionnés.

Évoluer dans un Univers dont nous ne percevons que 5% de ce qui le compose, n’est-ce pas la plus grande et la plus troublante des énigmes ?

Au moins a-t-on, par quelques rares entrefilets, parlé du Prix Nobel de physique qui vient d’être attribué à trois chercheurs – britannique, allemand, américain – pour leurs travaux sur les trous noirs, les trous noirs qui justement, selon une théorie, constituent peut-être une amorce de solution à cette matière manquante. C’est pour Marcus une consolation. Le Prix Nobel de chimie, par contre, a déclenché un peu plus d’intérêt, sans doute parce que l’une des deux lauréates est une Française : Emmanuelle Charpentier. Leur « couteau suisse » pour manipuler le génome – le « système Crispr-Cas9 » pour les initiés – a révolutionné la recherche génétique.

Marcus est parvenu en bas de la tour Zamansky. Il y a foule. Malgré leurs masques, les étudiants lui semblent de plus en plus moroses, par leurs attitudes, par leurs visages tournés vers la grisaille. Plus de fêtes, plus de bars, certains commentateurs évoquent une « vie sociale réduite » et même une « jeunesse sacrifiée » à Marseille, Paris, Lyon, Lille, Toulouse et Saint-Étienne, dans ces fameuses « zones écarlates ». Sociologues et psychologues craignent pour ces jeunes des dépressions à venir et même des burn-out.

Il est possible qu’on n’ait plus aujourd’hui la même définition du sacrifice que celle qui prévalait il y a un peu plus d’un siècle. Le masque d’aujourd’hui n’est pas celui que portaient les gueules cassées après la Grande Guerre et dont parle si bien Pierre Lemaître dans Au revoir là-haut.

Mais il ne va pas le regretter, personne ne va pas regretter la Grande Boucherie, les priorités se sont déplacées et ont placé au centre des préoccupations la valeur de l’humain dans un grand mouvement expiatoire.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

12 octobre 2020

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