Chroniques vingt-et-unièmes — L’apocalypse est toujours de ce monde — 19 octobre 2020

L’apocalypse est toujours de ce monde  


Atmosphère lugubre dans la brasserie. Le professeur Marcus détaille les tables clairsemées. Au moins un mètre de distance réglementaire, les consignes sont respectées mais chacun se tait, l’ambiance n’y est pas. Et la pluie qui s’abat sur Paris depuis une semaine n’arrange rien. C’est la pause déjeuner dans le quartier de Jussieu. En face de lui, pour insuffler un peu de gaîté, Louis, son collègue qui enseigne les mathématiques, se met à chantonner « Voici le temps venu des catastrophes » en parodiant la mélodie bien connue de Notre-Dame-de-Paris.

Il est vrai que les ennuis et les contraintes arrivent en cascade et certains dénoncent une société « liberticide ». Dupont-Aignan a même fait référence – erreur ou volonté délibérée – à une citation d’Orwell dans 1984, en réalité une fausse citation qui prouve à quel point on est au cœur du sujet : Orwell y met en évidence la désinformation.

Depuis une heure, les deux universitaires déroulent l’actualité pesante : l’épidémie, les inondations dans l’arrière-pays niçois, la dette abyssale dans laquelle s’enfonce l’État, le couvre-feu… Comme toujours, Louis s’est montré très caustique, estimant que le gouvernement navigue à vue pour la crise sanitaire, se mettant à la place des sinistrés dans le Sud qui vont devoir « encore se battre contre les assurances ». Marcus lui a fait remarquer qu’il est difficile de naviguer sereinement sur une mer déchaînée, que les assurances, comme les banques, font partie, selon une opinion largement répandue, des puissants, et que tout ce qui est plus gros que soi est assimilé à un voleur, avec le risque de se voir qualifié de voleur par les plus petits que soi. Des arguments qui ne sont pas de nature à infléchir les propos de Louis. Pour lui, Marcus se coule un peu trop bien dans l’ordre établi malgré sa tenue légèrement extravagante, trop légitimiste à son goût, peut-être même « collaborationniste » avec le pouvoir. Mais celui-ci lui coupe la parole :

—  Arrête ce disque. On n’a pas connu la guerre, c’est tant mieux, mais tu dois convenir comme moi que ce devait être bien pire.

—  Si on doit toujours, pour comparer les choses, se référer à la dernière guerre, on ne va pas beaucoup avancer…

—  C’est vrai, répond Marcus en entamant son dessert, mais ce que tu chantes me fait penser à un article intéressant que j’ai lu dans The Economist. Il rappelait un discours qu’a fait en janvier de cette année António Guterres.

—  Qui c’est ?

—  Le secrétaire général de l’ONU, mon cher. Son discours portait sur les « quatre cavaliers de l’Apocalypse » qui annoncent la fin du monde. Mais des cavaliers actuels. En premier, les tensions géopolitiques exacerbées, notamment entre les États-Unis et la Chine ; en deux, le réchauffement climatique ; ensuite, la défiance générale des peuples envers la mondialisation ; et pour finir, la face sombre des nouvelles technologies s’illustrant par les atteintes à la vie privée ou les armes létales autonomes. Lorsqu’il prononçait ce discours, le pauvre, il ignorait qu’il y avait un cinquième cavalier, le Covid19, qui accourait au galop !

—  Oui, et où veux-tu en venir ?

—  J’en viens au fait que, en cherchant bien, et même en ne cherchant pas du tout, les cavaliers de l’apocalypse, à toute époque, ont toujours existé. Les épidémies, les guerres, les famines, ce n’est pas nouveau. On a peut-être perdu l’habitude, dans notre monde occidental, de vivre avec. On a bien sûr essayé de temps en temps, d’y remédier ou d’anticiper les catastrophes. Aujourd’hui, par exemple, on craint toujours le danger nucléaire. Mais qui se souviens qu’au Moyen Âge l’usage de l’arbalète dans les combats était jugé immoral dans les combats parce que c’était « l’arme  des  lâches » ?

—  Toi apparemment…

—  Et très meurtrière au passage car elle traversait les armures. Le deuxième concile du Latran l’a même interdite en 1139 avec le succès que l’on sait…

Louis applaudit.

—  L’arbalète ! Tu vas chercher loin, là !

—  C’est pour dire que face à une catastrophe annoncée, il n’y a pas d’exemple dans l’histoire où l’on ait trouvé une solution. La catastrophe arrive et passe, on fait le gros dos et le modèle dominant change. Au pied du mur, les décisions s’imposent.

C’est la façon de Marcus de répondre. Car sur le fond, il est loin de partager cet esprit de catastrophisme. Dans son for intérieur, ce ne sont que des vétilles à l’échelle du Cosmos, la simple écume du temps. Pour lui, la vérité est ailleurs, dans l’infiniment grand, là où naît et s’effondre la matière. Il est souvent considéré comme vivant sur une exoplanète, mais en tant qu’astrophysicien, n’est-ce pas ce qu’il cherche ?

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

19 octobre 2020

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