Chroniques vingt-et-unièmes — Un matin amer — 14 septembre 2020

Un matin amer


Ludivine a le sourire aux lèvres. En ce matin du samedi 12 septembre, elle sent une onde de renouveau qui parcourt les rues de Paris : après des mois de quasi-sommeil, les gilets jaunes essaient de se faufiler au travers de la chape sanitaire qui s’est abattue sur la France ces derniers mois. Une chape contestée par certains d’entre eux, des « anti-masques » qui ont fait spécialement le déplacement pour dénoncer un État jugé « totalitaire ». Elle ne partage pas forcément leurs convictions mais elle est heureuse qu’ils soient venus pour gonfler les cortèges.

Le pavé semble souple sous ses pas, le soleil incisif illumine les murs pâles et embrase les vitrines, alors que la masse sombre des cars de CRS commence à obscurcir les avenues. Déjà, quelques pancartes où il n’est question que de démocratie, de peuple et de liberté, comme si l’histoire était à réinventer, comme si elle faisait un singulier retour sur elle-même. Ces mots entrent en résonance avec sa jeunesse insouciante, avec ses vingt ans, comme une envie de remodeler un monde qui a perdu l’envie de se dépasser lui-même, du moins le croit-elle. Des petits groupes se forment sur les lieux de rassemblement et elle pense qu’ils vont grossir et former un flot mugissant. Car les soutiens sont toujours là, Adrien Quatennens en tête avec son « salut amical ». Et même Jean-Marie Bigard, candidat déjà déclaré à la présidentielle, sera de la partie.

En fin de journée, la vision enchanteresse s’est envolée, la journée parisienne a été chahutée. Bigard, traité de « collabo » et menacé dans sa chair, s’est enfui sans gloire à moto après s’être barricadé durant presque une heure dans une pizzeria, un épisode qui n’est pas du meilleur effet pour quelqu’un qui se dit supporter et représentant de la contestation jaune.

La préfecture de police, comptable incorrigible, a dénombré 2 500 manifestants, un chiffre que la jeune fille ne conteste pas tant les rangs ont été clairsemés. Alors, le chant du cygne ? Elle veut se convaincre du contraire. Mais comme toujours, plus la contestation est faible, plus elle s’affirme dans la violence. Des petits noyaux furieux ont tenté d’investir la nouvelle Bastille à prendre, les Champs Élysées, un terrain d’affrontement régulièrement interdit pour ce type de manifestations. Les policiers, bien plus nombreux qu’eux, aguerris par les multiples combats de rue, les ont refoulés place Wagram, rappel d’une autre bataille, où une nasse s’est refermée.

Prise dans le mouvement, Ludivine s’y est retrouvée piégée. Elle a dû constamment tenir son mouchoir sur ses yeux au-dessus de son masque souillé pour se protéger des effluves brûlants des lacrymogènes, et ronger son frein. Des heures d’attente dans une effervescence peu à peu retombée jusqu’à ce que les forces de l’ordre demandent la dispersion. Heureusement pas trop de casse, une voiture et quelques scooters incendiés, du matériel urbain dégradé. Presque la routine. Mais 300 arrestations et 150 gardes à vue, plus de 10% tout de même !

Dans le train qui la ramène en banlieue, elle ne rencontre que des visages fermés ou des regards plongés vers des écrans, elle craint l’opprobre et les reproches de ses parents. Pour être juste, ils l’avaient prévenue que le mouvement s’étiolait : « Qu’est-ce que tu as dans la tête ? Tu devrais plutôt penser à tes études, c’est bientôt la rentrée universitaire. Pourquoi te mêler à ce qui ne te regarde pas ? N’oublie pas que ce sont nous qui payons tes études ? » Ce sera le refrain habituel mais elle n’a pas vraiment d’arguments à y opposer. Comment affronter un mur d’expérience ? Elle ne peut offrir que l’idéalisme fragile de son existence à venir.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

14 septembre 2020











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