Chroniques vingt-et-unièmes — Retour au Club — 5 octobre 2020

Retour au Club 


C’est la rentrée. La rentrée du club, c'est-à-dire la première séance depuis le mois de juin. Il fallait s’y résoudre, sauf à ne plus jamais oser se rencontrer, à toujours chercher une excuse pour rester dans son entre-soi, à devenir l’ombre d’un souvenir vis-à-vis des autres. Mais chacun porte son masque, on se résigne, et il reste les yeux où se lit l’envie de découvrir un nouveau versant de la littérature.

Le cercle littéraire a été créé il y a trois ans par le professeur Marcus. Ce Marcus, c’est un personnage. Son éternel chapeau de feutrine noire et son écharpe rouge qui l’accompagne font surgir en permanence, flottant comme des spectres, l’image de François Mitterrand et celle plus lointaine d’Aristide Bruant.

Liber Circulo, le « club du livre », il a choisi ce nom en tant que fondateur. « Il ne s’est pas foulé », s’est permis de critiquer Ludivine, toujours incisive et fière de ses dernières notions de latin qui lui restent du lycée. En français, le « club du livre ». Ce devait être provisoire mais le temps, le temps a passé… on a toujours des problèmes avec le temps.

Ludivine a rejoint le cercle en fin d’année dernière, quelques mois avant le confinement. Elle n’a participé qu’à trois séances mais elle tombée sous le charme de cette atmosphère un brin précieuse qui vous aspire du quotidien.

Elle aime figurer parmi les premiers arrivants, généralement après le professeur Marcus. En ce moment, celui-ci fouille frénétiquement dans un cartable de cuir avachi. Il l’a à peine regardée, esquissant un vague salut du coude.

—  Alors les papys, on cause ?

Elle s’est approchée de Louis et de Guillaume déjà attablés sur une desserte, c’est son plaisir d’aller des uns aux autres pour essayer de semer la contradiction ou de la recueillir. Elle n’a pas la timidité ou la peur, comme beaucoup de sa génération, d’aborder des personnes plus âgées qu’elle. Les deux ont déjà entamé une discussion dans l’escalier qui mène au premier étage du restaurant réservé pour la séance du club. Car au club, on aime commenter l’actualité, c’est un moment de défoulement avant d’aborder des discussions plus fines autour d’un auteur.

Louis et Guillaume lèvent la tête. Bien que tout juste quinquagénaires, ils ne s’offusquent pas du propos, ils sont passés par là, trente ans de différence d’âge avec Ludivine, c’est une distance entre deux continents, des longitudes différentes, un soleil qui ne se lève peut-être pas tout à fait de la même façon. Elle intercepte leurs regards qui s’attardent sur son nombril découvert. Avec son masque, elle a curieuse allure mais on sent à la lueur de ses yeux qu’un sourire s’y dessine. Elle devance leur interrogation :

—  Oui je porte un crop top, c’est ça que vous regardez ? Je veux protester contre la sexualisation du corps de la femme !

Louis, pris au dépourvu, aurait bien envie de répondre que le sujet est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît ; que chacun doit sa vie à la sexualisation du corps, qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme ; ce que Courbet avait déjà proclamé en son temps, malgré le scandale, avec L’Origine du monde. Mais il craint de s’engager dans une conversation embarrassante. Il se contente de répondre platement :

—  Tu vas attraper froid Ludivine…

—  Ah, je reconnais bien les machistes ! (Elle fait mine de capter la conversation en cours.) Et vous parliez de quoi, au juste ?

Il est question de l’éternel Covid, Guillaume ne supporte pas la tournure qu’ont pris les événements à Marseille qui crie à l’injustice. Pour lui, le problème est dans la décentralisation :

—  Il y a, je pense, un malentendu quand on parle de décentralisation. Il ne faut pas confondre décentralisation administrative et décentralisation politique. Que l’on prenne les décisions au niveau où elles doivent être prises, c’est bien, mais pourquoi des élections à ce niveau ? Ça ne sert qu’à conforter des ambitions politiques et instrumentaliser des sujets qui n’ont pas besoin de l’être. Tu as vu ce qui se passe à Marseille à propos des nouvelles mesures contre le virus ? La Région assigne l’État en référé et la Ville annonce qu’elle ne verbalisera pas les contrevenants !

» Où on est là ? Et on veut encore accroître la décentralisation ? On ne fait que créer de nouvelles féodalités, celles dont a eu tant de mal à se débarrasser au cours des derniers siècles. Monsieur le duc de PACA s’en prend au roi et le comte de Marseille désobéit ouvertement ! Rappelle-toi que dans les temps anciens, le roi passait son temps à guerroyer contre ses vassaux en révolte permanente. On est revenu à cette époque-là. À ce que Chateaubriand écrivait à propos de l’Ancien régime : « Tout feudataire pouvait prendre les armes contre son seigneur pour déni de justice, ou pour vengeance de famille ».

—  Ouh là là, je vous laisse les papys ! dit Ludivine en s’éloignant. On devine la grimace sous le masque.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

5 octobre 2020

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