Chroniques vingt-et-unièmes — Révolte antisystème, valeurs universelles — 2 novembre 2020

Révolte antisystème, valeurs universelles


On a parlé bouquins ce soir au Liber Circulo. Normal pour un cercle littéraire. C’est juste avant le reconfinement et Louis officie. Pendant une heure, il a présenté Nymphéas noirs de Michel Bussi, un roman pas tout récent, qui a largement contribué à la notoriété de l’auteur. Une notoriété qui n’est pas déméritée avec un procédé de narration très original qui structure le récit. On aime. Toutes ces briques de lego qui s’arriment pour ne plus former qu’une histoire, qui sans cela passerait pour banale, c’est très surprenant. Avec en prime, sur fond d’impressionnisme, l’atmosphère de musée à ciel ouvert de Giverny. Mais Louis a insisté sur autre chose, sur le message éclatant que porte le livre : que derrière la silhouette courbée d’une personne âgée qui se confond dans la foule, qu’on ne remarque pas et qui observe – la « souris noire » invisible à tous –, peut se cacher une vie qui a été exaltante, éreintée par les passions d’une destinée prise en otage.

Ensuite, comme d’habitude, les langues se sont déliées. Et c’est l’actualité qui revient bousculer cette parenthèse de détachement.

Ludivine a le nombre « 79 » en tête. Elle exulte, elle en fait un symbole. Guillaume l’écoute patiemment.

—  Oui, 79. Je veux parler du référendum qui vient d’avoir lieu au Chili et d’un dernier sondage chez nous. Au Chili, les électeurs ont demandé à près de 79% une nouvelle constitution et surtout que celle-ci soit écrite par des citoyens et non par le Parlement. Et pour ce qui est du sondage qui concerne la France, 79% des électeurs veulent un vote « antisystème » pour la présidentielle de 2022, c'est-à-dire soit abstention, soit vote blanc, soit vote pour les extrêmes. C’est réjouissant, non ? Le peuple reprend le pouvoir…

Guillaume est beaucoup plus mesuré :

—  Réjouissant, je ne sais pas. Il faut voir ce que va donner la constitution au Chili écrite sans l’aide de spécialistes. Ce sera peut-être une constitution de rêve mais sera-t-elle applicable ? On voudra donner la parole au peuple mais qu’est-ce que le peuple au fond ? Ce n’est pas un bloc. Et la loi du nombre est-elle suffisante pour dire qu’on a raison ? Que fait-on de la manipulation dans tout ça ?

» Et pour ce qui est du vote antisystème, excuse-moi ma petite Ludivine, quoi qu’on puisse en penser, il existera toujours un système. Un système différent mais un système. Alors, je ne vois pas très bien ce qu’on veut dire. Mais évidemment, le terme « anti » fait toujours plaisir.

Ludivine soupire, elle sait qu’elle a toujours du fil à retordre avec Guillaume. Louis qui a écouté à quelques pas aborde un autre sujet.

—  En tout cas, pour les caricatures, j’espère que tu es d’accord, Guillaume ?

—  Tu parles de la liberté d’expression ?

—  Évidemment.

—  Sujet difficile. La liberté d’expression fait partie de ce que nous appelons nos valeurs universelles. Mais il faut rappeler que la France représente moins de 1% de la population mondiale. Que ce nous appelons des valeurs universelles ne sont pas universellement partagées…

—  Mais elles s’imposeront ! s’insurge Ludivine.

—  Pas sûr. Il faut être fort pour les imposer. Ce qui est certain par contre, c’est que l’Europe, qui a dominé le monde à partir des explorations portugaises et de la découverte de Christophe Colomb, a imposé les siennes pendant longtemps, celles de l’époque, des valeurs que l’on ne juge pas si recommandables aujourd’hui… Et par une sorte de rédemption purificatrice, elle aurait maintenant l’ambition de diffuser celles qu’elle considère comme universelles ! Tu comprends qu’elle n’est pas la mieux placée pour le faire. Cela me fait toujours penser à la France et l’Allemagne qui depuis 150 ans ont été à la source de trois guerres, dont deux ont ravagé le monde, et qui se présentent maintenant en apôtres de la paix.

—  Tu penses au Haut-Karabagh ?

—  Entre autres. Les pays à qui elles donnent leurs conseils les écoutent plutôt d’une oreille distraite. Dans le meilleur des cas.

Louis réfléchit. Il y a de l’ambivalence dans le propos. Derrière eux, les conversations se sont taries et on écoute Guillaume. Il veut recentrer la discussion :

—  D’accord, d’accord, mais revenons à la liberté d’expression…

—  On ne peut pas être contre évidemment, sourit Guillaume. Mais il y a encore un problème de sémantique. Pour certains, je veux dire pour les 99% de Terriens qui ne sont pas des Français, ce qu’on assimile à la liberté d’expression peut être considéré dans différentes circonstances comme une insulte. La frontière est poreuse et c’est là, je pense, tout le problème. On ne peut pas demander au monde entier de raisonner exactement comme nous raisonnons. On n’est plus au temps des colonies, justement !

—  Allons, allons les amis, il faut partir, crie le professeur Marcus qui ajuste son écharpe rouge et coiffe son feutre noir, il est 20 heures, n’oubliez pas le couvre-feu !

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

2 novembre 2020 

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