Chroniques vingt-et-unièmes — Demain, des jours meilleurs — 26 octobre 2020

Demain, des jours meilleurs


Le jeu du chat et de la souris. Ludivine adore. L’enfance n’est pas si loin.

La partie a commencé dès le vendredi soir. C’était couvre-feu à minuit. Avec Quentin, elle a participé à sa première « soirée pyjama » dans un appartement près de la place de la République. Inutile de préciser qu’à 6 heures du matin, la vingtaine de « résistants » étaient passablement éméchés. « Résistant », c’est le terme qu’emploie Quentin, toujours à la pointe des luttes. Nous sommes bien en couvre-feu, non ? proteste-il. Qui dit couvre-feu dit alors résistance. Il n’est pas allé jusqu’à parler d’ « Occupation » mais il a dû y penser.

C’est curieux comme les mots s’associent dans cette étrange fantasmagorie.

Le lendemain, l’exercice a recommencé, plus périlleux. Cette fois-ci, le couvre-feu était à 21 heures. Ils sont arrivés par Saint-Lazare en retard – peut-être d’ailleurs l’ont-ils fait exprès, par bravade – et ont continué à pied. Les flics étaient déployés sur le Magenta, ils ont longé le boulevard en rasant les murs dans les rues adjacentes et en se dissimulant sous les portes cochères au moindre bruit. Paris sentait la désespérance de se replier sous sa coquille. Derrière les fenêtres, on apercevait les écrans bleus déverser leurs émotions.

Car la société a besoin d’émotions, elle s’en nourrit. Les abonnements aux plates-formes de streaming ont bondi ces derniers temps, confinement et couvre-feu obligent, les opérateurs ont visé juste. Après Netflix, Disney et Amazon, d’autres comme les chaînes françaises veulent leur part du gâteau. C’est ainsi, chaque crise rebat les cartes. Pendant que certains s’enfoncent dans la crise, d’autres en exploitent toute la substance. Ce que l’on appelle résilience cache en réalité sous la surface un immense bouleversement des mœurs et des habitudes. C’est un monde encore plus « distancié » qui se prépare.

Mais le couvre-feu n’est plus le sujet majeur qui échauffe les médias. L’assassinat de l’enseignant a créé le choc, Ludivine n’y a pas échappé, même si généralement elle suit l’actualité de loin. Son père Xavier a observé l’hommage sur le grand écran planté devant la Sorbonne. Il lui a parlé de cet « éveilleur de conscience » et pour une fois, elle n’a pas cherché le pugilat. Les religions, ce n’est pas son « truc ». Et encore, peut-être vaudrait-il mieux, selon Xavier, parler seulement de monothéisme. Le monothéisme, pour lui, ne porte-il pas en lui-même le pécher originel ? La conviction de détenir la vérité dans la croyance d’un dieu unique ? À tout prendre, il préfère les polythéismes. On ne s’y encombre pas de ce fardeau, les vérités sont si multiples ! Le dieu d’en face n’est qu’un habitant de plus dans un panthéon infini.

Dès le seuil franchi de l’appartement de République, ils ont recommencé la fête, plus longue de trois heures. Mais l’ambiance déjà s’affaissait. L’ennui qui naît de l’habitude… L’atmosphère était à peine enfumée, on touchait à peine à la vodka, le shit circulait, mais pas trop. La musique n’a pas été forcée car on craignait d’être repéré. Quelquefois, elle s’arrêtait, le silence pesait, on chuchotait. Quentin a essayé de pousser sa complicité avec Ludivine. Transformer l’essai sur un nouveau terrain. Sans succès. Elle a écarté les bras du garçon qui se voulaient protecteurs, elle ne veut pas jouer à ça, ne pas s’enfermer, conserver sa liberté qui signifie capacité de séduire. Elle le côtoie toute la journée à la fac de Nanterre – lui aussi est passionné par les arts du spectacle – et c’est déjà suffisant.

De retour à la maison dans la matinée, elle a dû subir l’algarade. Xavier, encore une fois, était hors de lui, mais il exagère, toujours : « On emmerde tout le monde avec le couvre-feu, les idiots comme nous respectent et qu’est-ce qui se passe ? Les restaurants ouvrent plus tôt, les théâtres font des séances dans l’après-midi, et toi, avec tes potes, tu fais la bamboche ! Le couvre-feu, c’est un coup de semonce et qu’est-ce qu’on fait ? On s’adapte, on contourne, on bricole ! On n’a pas vraiment compris la situation… »

Elle a ri et filé dans sa chambre. La « bamboche », c’est le mot du préfet du Centre-Val de Loire, qui a fait s’esclaffer les réseaux sociaux.

Parfois, elle aurait envie de tout balancer. Pourquoi faut-il que l’avenir soit si sombre ? Elle voudrait que la jeunesse se dresse, qu’il y ait en France des manifestations d’« antis », des « marches de la libération », comme à Rome ou à Berlin.

À d’autres moments, elle se persuade que le monde, jadis, a été pire, qu’il n’y a plus que quelques mois à attendre, un mal nécessaire, et que là ce sera la vraie fête, une deuxième vie qui s’offrira dont on appréciera peut-être davantage les contours.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

26 octobre 2020 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024