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Chroniques vingt-et-unièmes — Fureur et recueillement — 16 novembre 2020

Fureur et recueillement Dans son bureau de Jussieu, le professeur Marcus trie des papiers. Et s’en débarrasse. Des papiers, on en aura de moins en moins besoin, la priorité va au « distanciel ». Fini bientôt le « présentiel ». L’épidémie ne faiblit pas. Mais il rechigne, les Zoom , Skype , Join.me , GoToMeeting et autres logiciels de visioconférence lui donnent mal à la tête, ce n’est plus de son âge. Les jeunes, eux, sont nés avec un smartphone dans une main et un abonnement à Netflix dans la tête. On ne fera pas machine arrière. Modernité contre tradition ? C’est le genre de débat inutile qui agite chaque génération. Donc, ne pas débattre. Il allume un transistor antique. On y parle encore de Trump et de Biden. La campagne électorale américaine a connu son dénouement. Du moins le pense-t-on car la raison devrait l’emporter. Et c’est heureux. Car depuis des semaines les médias se sont mis à l’heure américaine, comme si les Français pouvaient influencer le vote de l’autre côté de l’oc

Chroniques vingt-et-unièmes — Novlangue par une nuit claire — 9 novembre 2020

Novlangue par une nuit claire Le reconfinement. On ne peut pas dire – c’est vraiment un euphémisme – qu’il suscite l’adhésion de tous. Pour certains, on n’est pas allé assez loin et on met en danger la vie de ceux qui vont travailler ou enseigner ; pour d’autres, c’est la destruction assurée de l’activité économique, dont la leur. Difficile « chemin de crête », selon l’expression du moment. Un fil de funambule. Il faut presque être acrobate pour se lancer dans la politique et gouverner. La crise sanitaire, les attentats sont sources d’insomnie. Xavier, anxieux en temps normal, n’y échappe pas. À 2 heures du matin, il s’est levé. Sa femme Émeline dort profondément. Il a jeté un regard par la fenêtre du salon. Sur la pelouse jonchée de feuilles, les arbres sous une lune pleine se dressent comme des spectres d’argent. Il repense à la conversation téléphonique de la veille au soir avec Sébastien, qui a remplacé, pandémie oblige, leur habituelle partie d’échecs. Il a parlé d’une « situation

Chroniques vingt-et-unièmes — Révolte antisystème, valeurs universelles — 2 novembre 2020

Révolte antisystème, valeurs universelles On a parlé bouquins ce soir au Liber Circulo . Normal pour un cercle littéraire. C’est juste avant le reconfinement et Louis officie. Pendant une heure, il a présenté Nymphéas noirs de Michel Bussi, un roman pas tout récent, qui a largement contribué à la notoriété de l’auteur. Une notoriété qui n’est pas déméritée avec un procédé de narration très original qui structure le récit. On aime. Toutes ces briques de lego qui s’arriment pour ne plus former qu’une histoire, qui sans cela passerait pour banale, c’est très surprenant. Avec en prime, sur fond d’impressionnisme, l’atmosphère de musée à ciel ouvert de Giverny. Mais Louis a insisté sur autre chose, sur le message éclatant que porte le livre : que derrière la silhouette courbée d’une personne âgée qui se confond dans la foule, qu’on ne remarque pas et qui observe – la « souris noire » invisible à tous –, peut se cacher une vie qui a été exaltante, éreintée par les passions d’une destinée pr

Chroniques vingt-et-unièmes — Demain, des jours meilleurs — 26 octobre 2020

Demain, des jours meilleurs Le jeu du chat et de la souris. Ludivine adore. L’enfance n’est pas si loin. La partie a commencé dès le vendredi soir. C’était couvre-feu à minuit. Avec Quentin, elle a participé à sa première « soirée pyjama » dans un appartement près de la place de la République. Inutile de préciser qu’à 6 heures du matin, la vingtaine de « résistants » étaient passablement éméchés. « Résistant », c’est le terme qu’emploie Quentin, toujours à la pointe des luttes. Nous sommes bien en couvre-feu, non ? proteste-il. Qui dit couvre-feu dit alors résistance. Il n’est pas allé jusqu’à parler d’ « Occupation » mais il a dû y penser. C’est curieux comme les mots s’associent dans cette étrange fantasmagorie. Le lendemain, l’exercice a recommencé, plus périlleux. Cette fois-ci, le couvre-feu était à 21 heures. Ils sont arrivés par Saint-Lazare en retard – peut-être d’ailleurs l’ont-ils fait exprès, par bravade – et ont continué à pied. Les flics étaient déployés sur le Magenta, il

Chroniques vingt-et-unièmes — L’apocalypse est toujours de ce monde — 19 octobre 2020

L’apocalypse est toujours de ce monde    Atmosphère lugubre dans la brasserie. Le professeur Marcus détaille les tables clairsemées. Au moins un mètre de distance réglementaire, les consignes sont respectées mais chacun se tait, l’ambiance n’y est pas. Et la pluie qui s’abat sur Paris depuis une semaine n’arrange rien. C’est la pause déjeuner dans le quartier de Jussieu. En face de lui, pour insuffler un peu de gaîté, Louis, son collègue qui enseigne les mathématiques, se met à chantonner « Voici le temps venu des catastrophes » en parodiant la mélodie bien connue de Notre-Dame-de-Paris . Il est vrai que les ennuis et les contraintes arrivent en cascade et certains dénoncent une société « liberticide ». Dupont-Aignan a même fait référence – erreur ou volonté délibérée – à une citation d’Orwell dans 1984 , en réalité une fausse citation qui prouve à quel point on est au cœur du sujet : Orwell y met en évidence la désinformation. Depuis une heure, les deux universitaires déroulent l’actu

Chroniques vingt-et-unièmes — Sacrifice, blasphème et matière noire — 12 octobre 2020

Sacrifice, blasphème et matière noire     Le professeur Marcus remonte la rue Linné, chapeau noir en feutrine bien vissé sur sa tête pour le protéger de la pluie qui crépite, et écharpe rouge jouant avec le vent. Il rejoint Jussieu pour le cours d’astronomie qu’il va donner en master. Il est d’humeur mauvaise, plus qu’à l’ordinaire. Il sait qu’il porte un combat perdu d’avance contre les conversations frivoles (de son point de vue), et les bribes de discussion qu’il a eues avec son fils Thomas au petit-déjeuner l’ont mis hors de lui. Il sait pourtant qu’il est très mauvais pour lui de commencer la journée par ces échanges stériles. Il a répété qu’il existe quand même dans le monde des sujets plus importants que la sortie triomphale de Donald Trump de l’hôpital visionnée en boucle sur les chaînes d’information ; ou ce qui vient d’enflammer les réseaux sociaux : le supposé blasphème de la chanteuse Rihanna lors d’un défilé de lingerie pendant lequel elle aurait repris en accéléré des par

Chroniques vingt-et-unièmes — Retour au Club — 5 octobre 2020

Retour au Club   C’est la rentrée. La rentrée du club, c'est-à-dire la première séance depuis le mois de juin. Il fallait s’y résoudre, sauf à ne plus jamais oser se rencontrer, à toujours chercher une excuse pour rester dans son entre-soi, à devenir l’ombre d’un souvenir vis-à-vis des autres. Mais chacun porte son masque, on se résigne, et il reste les yeux où se lit l’envie de découvrir un nouveau versant de la littérature. Le cercle littéraire a été créé il y a trois ans par le professeur Marcus. Ce Marcus, c’est un personnage. Son éternel chapeau de feutrine noire et son écharpe rouge qui l’accompagne font surgir en permanence, flottant comme des spectres, l’image de François Mitterrand et celle plus lointaine d’Aristide Bruant. Liber Circulo , le « club du livre », il a choisi ce nom en tant que fondateur. « Il ne s’est pas foulé », s’est permis de critiquer Ludivine, toujours incisive et fière de ses dernières notions de latin qui lui restent du lycée. En français, le « club

Chroniques vingt-et-unièmes — Un redressement permanent — 28 septembre 2020

Un redressement permanent —  Encore des nouvelles mesures, soupire Sébastien, on ne s’en sortira jamais de ce fichu virus ! —  On s’en sortira. Avec les milliards qui ont été mis sur la table pour trouver un vaccin, c’est certain. La question est de savoir quand. Xavier connaît le pessimisme immémorial de Sébastien dont rien ne le rassure jamais vraiment. Tout en repliant la desserte qui vient d’accueillir leur dernière partie d’échecs, il continue : —  Le problème, bien sûr, c’est l’économie. Sans elle, pas de production, pas de cotisations, pas de protection sociale… Il faut que le plan de redressement fonctionne. Le mot « redressement » éveille un écho silencieux dans l’esprit de Sébastien. Il réplique : —  Redresser le pays… Ça me fait penser à un vieux film qui est passé récemment à la télé. Le Président, tu dois connaître… —  Avec Jean Gabin ? —  Tout juste. Le film est sorti en 1961 et on suppose que l’action se situe un peu avant, avec un mode de gouvernement qui rappelle forte